Revues choisies
"Plus généralement, de l’ensemble de ce dossier, ressort une idée forte : pour une grande partie des opérateurs du monde numérique, un juste usage des données serait intrinsèquement lié à la manière dont on les élabore et on les communique. La transparence totale serait donc tout à la fois une fin et un moyen, devenant la norme du juste. Selon les textes rassemblés ici, cette thèse est éminemment contestable. L’examen des procédures numériques concrètement mises en œuvre montre dans certains cas que l’ouverture des données peut aboutir à la reproduction des inégalités (et des injustices) déjà existantes, dans d’autres cas à la production de nouvelles formes d’injustices. La transparence est-elle alors à considérer comme bivalente ? Côté face, elle est assimilée à la vérité et à l’émancipation, chacun pouvant potentiellement devenir acteur de sa propre vie numérique. Côté pile, elle est traçabilité, fichage, bureaucratie.Cette nature bivalente de l’information hantait déjà les débats politiques au tournant des années 1970, quand l’informatique centralisée (symbolisée par le géant I.B.M.) régnait encore en maître et que scientifiques et militants s’interrogeaient sur le rôle de la quantification pour la compréhension de (et l’action sur) la société. Bégaiement du débat sur lequel il est important de réfléchir quelques instants."(extrait de : Jean Gardin, Sophie Didier, Aurélie Quentin “Liberté, Egalité, Computer - Introduction”, JSSJ n°10, juillet 2016).
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Ce dossier "Liberté, égalité, computer" a été publié en libre accès par la revue Justice Spatiale - Spatiale Justice (JSSJ) , dans son numéro 10, en juillet 2016. URL de référence : http://www.jssj.org/issue/juillet-2016-dossier-thematique/
Il coïncide avec les préoccupations du réseau Terra-HN d’explicitation des valeurs de référence, par les auteurs, dans l’analyse des faits sociaux et notamment dans le domaine d’étude émergent des humanités numériques. Liberté et égalité, dans la perspective de justice spatiale qui caractérise la revue, éclairent les recherches en géographie présentées dans ce dossier et surtout la confrontation de cette science ancienne aux évolutions technologiques les plus récentes, numériques, qui en modifie l’épistémologie et l’art, cartographique notamment. Les données massives (big data) sont au centre des préoccupations méthodologiques et éthiques mais aussi la gouvernance algorithmique des territoires.
"“Liberté, Egalité, Computer - Introduction”"
par Jean Gardin, Sophie Didier, Aurélie Quentin
"Si l’on prend la promesse du big data sous l’angle de la justice, on s’aperçoit tout d’abord que règne un certain vide dans la production scientifique : si certains textes se demandent bien de quelles données parle-t-on et pour qui, nous n’en connaissons pas qui se demandent quelles normes promouvoir pour une société plus juste dans un monde mêlé d’algorithmes. Pourtant les représentations normatives du juste sont légions chez ceux qui voient dans l’ordinateur la solution technique à nombre d’impasses sociales. Là où les humains sont pris en faute, la technique ne peut-elle pas contrecarrer leurs tendances égoïstes ? C’est ainsi que contre l’opacité du recueil des données privées par les géants du net, vient se dresser le militantisme de l’ouverture totale qui conçoit la justice sociale comme émanant de la transparence universelle des « données ouvertes » (open source)."(extrait de : Jean Gardin, Sophie Didier, Aurélie Quentin “Liberté, Egalité, Computer - Introduction”, JSSJ n°10, juillet 2016).
par Elisabeth Tovar
"Elisabeth Tovar s’interroge sur les effets de la révolution du Big Data sur les sciences sociales et plus particulièrement sur le traitement de la question de la justice socio-spatiale par la science économique. Elle oppose l’ancien monde de la production de données centralisé, hiérarchisé et déductif (dont l’archétype serait par exemple le recensement de la population) au nouveau monde du Big Data décentralisé et inductif, et les évalue du point de vue de deux types d’approches de la justice : l’approche conséquentialiste et l’approche procédurale, faisant rejouer l’opposition largement débattue entre primatie de la liberté ou de l’égalité. L’auteure estime que le Big Data modifie et accroit notre capacité à mesurer la réalité à travers les traces numériques des activités humaines, et donc à évaluer le juste. Elle considère que cela reste un outil statistique, et donc une construction sociale, balayant les critiques qui s’insurgent contre sa dimension prédictive et ses potentielles dérives. L’enjeu est selon elle avant tout de réguler la production, la répartition et l’utilisation des données qui doivent être considérées comme des biens publics. La « révolution » du Big Data ne serait en fait qu’un phénomène marginal qui, d’une certaine manière, ne ferait que reposer avec acuité l’éternelle question de l’articulation des méthodes quantitatives et qualitatives en sciences sociales."(extrait de : Jean Gardin, Sophie Didier, Aurélie Quentin “Liberté, Egalité, Computer - Introduction”, JSSJ n°10, juillet 2016).
"Admission post-bac : un « libre choix » sous contrainte algorithmique"
par Leila Frouillou
"Leila Frouillou aborde, à travers l’analyse du programme Admission Post-Bac (APB), la mobilisation d’un algorithme comme outil de gouvernement. Considérant ce système d’affectation des publics scolaires comme une forme de gestion prédictive des conduites des élèves, elle s’intéresse à la manière dont les algorithmes « contribuent à « perfomer le monde social » ». Analysant les pratiques réelles des lycéens dans leurs usages d’APB, elle montre que celui-ci est un puissant outil de reproduction des inégalités socio-spatiales. Elle montre aussi très bien que le recours à cet algorithme repose sur une justification éthique fondée sur la promotion du libre choix scolaire, et considère la justice comme le respect de l’ordre des priorités exprimés, présupposant l’existence de candidats « individuels, rationnels, stratèges » qui ont un projet scolaire clairement élaboré et qui sont capables de produire une liste de choix hiérarchisés tenant compte de leur projet comme de leurs chances de succès."(extrait de : Jean Gardin, Sophie Didier, Aurélie Quentin “Liberté, Egalité, Computer - Introduction”, JSSJ n°10, juillet 2016).
"Information géographique numérique et justice spatiale : les promesses du « partage »"
par Pierre Gautreau et Matthieu Noucher
"Pierre Gautreau et Matthieu Noucher s’interrogent sur l’évolution des modes de production et de diffusion de l’information géographique depuis la transition numérique des années 90 en Bolivie, en Argentine, au Brésil, et en France. Ils discutent des différents objectifs associés à la constitution des ces Infrastructures de Données Géographiques (IDG) qu’ils définissent comme des institutions : la question du partage des données et des droits d’accès à celles-ci, de leur couverture spatiale, et de la polyvalence des informations. Cela leur permet de montrer qu’au-delà d’un discours qui promeut ces IDG en s’appuyant sur le droit à l’information, la transparence et la participation, on assiste surtout à une reprise en main par l’Etat - orchestrateur de l’interopérabilité - de ces systèmes d’information, avec des effets de filtrage, de normalisation et de formatage des données, à une segmentation de l’accès à l’information et à un resserrement de leur usage comme outil d’aide à la décision afin de « renforcer la légitimité de l’Etat comme acteur souverain du développement territorial ». Les collectivités locales et autres acteurs issus de la société civile ne sont pas contraints de communiquer leurs données mais le font « librement » pour répondre à l’injonction éthique du partage et du droit à l’information des citoyens, tendant à accréditer la thèse, développée en termes foucaldiens dans l’article suivant, du passage de la discipline à la sécurité, voire à une gouvernementalité algorithmique."(extrait de : Jean Gardin, Sophie Didier, Aurélie Quentin “Liberté, Egalité, Computer - Introduction”, JSSJ n°10, juillet 2016).
"Gouvernementalité algorithmique, smart cities et justice spatiale"
par Nuno Rodrigues
"Nuno Rodrigues discute des liens entre formes de gouvernementalité et technologie, et des enjeux que cela représente pour la production de nos sociétés. En s’appuyant sur l’exemple du développement des projets de smart cities, il se demande, dans une démarche d’actualisation de l’approche foucaldienne, si les technologies numériques sont à l’origine de l’émergence d’une nouvelle gouvernementalité qui serait « algorithmique ». Il analyse les rationalités inhérentes à ces projets pour montrer les modes d’assujettissement et de « conduite des conduites » qu’ils induisent et leurs capacités à produire des injustices spatiales. Le rapport entre technologie et société est cœur de son propos, les techniques numériques ne pouvant selon lui pas être abordées exclusivement à travers une approche instrumentale ou substantive qui ne prend pas en compte le rôle actif de la technologie sur le façonnement du monde." (extrait de : Jean Gardin, Sophie Didier, Aurélie Quentin “Liberté, Egalité, Computer - Introduction”, JSSJ n°10, juillet 2016).
"Déplacer des montagnes avec le vent numérique"
par Eric Arrivé
"Eric Arrivé analyse le protocole Bitcoin, l’une des crypto-monnaies les plus connues, dont il nous explique le fonctionnement et les principes et notamment le principe de transparence collaborative sur lequel il repose et qui, pour ses utilisateurs, définit sa valeur de justice. Il s’intéresse notamment à la notion de « preuve de travail » qui garantit l’authenticité des transactions effectuées. Ces preuves de travail sont issues d’un travail de « minage » totalement déconnecté du contenu réel des transactions. Il repose sur une mise en concurrence des « mineurs » qui cherchent à produire ces preuves, et conduit à une croissance exponentielle et indéfinie de la puissance de calcul globale requise par ce protocole, qui n’a d’autre forme de régulation que la dynamique propre au système lui-même. Malgré l’immatérialité de la crypto-monnaie, la puissance de calcul nécessaire à son existence à des effets bien concrets en terme d’impact environnemental et de localisation d’infrastructures industrielles de type data-center à proximité de sources d’énergie bon marché. La déconnexion totale entre le travail de minage et le contenu des transactions du protocole Bitcoin est pour lui emblématique de la dialectique concret-abstrait qui caractérise tant l’outil informatique que la production marchande telle que l’a critiquée Marx. Il s’interroge sur la possibilité même de la justice dans ce cadre et en appelle à une critique des ressorts profonds et des effets concrets du développement des technologies numériques, à l’image de celle qu’avait formulée Marx à l’ère industrielle."(extrait de : Jean Gardin, Sophie Didier, Aurélie Quentin “Liberté, Egalité, Computer - Introduction”, JSSJ n°10, juillet 2016).