citation
Dominique Chancé,
"De l’anticolonialisme à la créolisation : les écrivains postcoloniaux des Antilles françaises ",
REVUE Asylon(s),
N°11, mai 2013
ISBN : 979-10-95908-15-9 9791095908159, Quel colonialisme dans la France d’outre-mer ? ,
url de référence: http://www.reseau-terra.eu/article1277.html
résumé
Luttes anticolonialistes et catégories analytiques traditionnelles ayant échoué, au fil du XXème siècle, à transformer la réalité antillaise, voire à en rendre compte, les auteurs antillais ont conçu une utopie non systématique, un « imaginaire » plutôt qu’une idéologie. Édouard Glissant et Patrick Chamoiseau ont élaboré, pour prendre le relais des luttes anticolonialistes et indépendantistes, une poétique, un imaginaire du « tout-monde », des formes de langage qui sont politiques mais ne relèvent pas de la rhétorique et des logiques traditionnellement, institutionnellement, politiques. Cette poétique de l’ambivalence qui embrasse les contradictions de la créolisation est baroque et postcoloniale. Au sein de la situation néocoloniale des départements d’outre-mer et dans le contexte d’un impérialisme global, elle tente de penser les voies d’une autre mondialité, d’une mise en relation ouverte et vivante, capable de préserver les diversités.
Mots clefs
Édouard Glissant et Patrick Chamoiseau, écrivains martiniquais liés par l’estime, la filiation et un certain nombre d’écrits à deux mains, ont en commun une analyse de la société antillaise comme d’une paradoxale « colonisation réussie » selon Glissant, un « pays dominé » selon Chamoiseau. Pourtant, ces deux auteurs qui ont cherché dans leurs œuvres et leurs discours, dans le militantisme et l’engagement, à refonder un lien symbolique et politique, ont amorcé, à partir des années 1980-1990, une démarche que l’on ne peut exactement qualifier d’anticolonialiste. Parler de ces écrivains en ces termes, ne suffit pas à rendre compte de leur position car s’ils n’ont cessé de militer, c’est d’une manière nouvelle, dans une poétique qui englobe et dépasse le politique : un langage ou un « imaginaire ». Cet imaginaire devenu priorité — dont le changement politique lui-même ne pourrait être que l’effet — est une « poétique de la relation », une « créolisation », une vision qui tient compte de l’emmêlement des lieux et des sujets, d’une dimension des rencontres à l’échelle du monde, même dans le lieu le plus petit et le plus centré sur lui-même. On ne peut guère appeler que « postcoloniale » cette position qui rend compte de la persistance d’une forme héritée de la colonisation, tout en assumant la transformation de la société colonisée par les formes contemporaines du réseau et de la créolisation [1]. Une telle position est à la fois de résistance et d’acceptation, de critique et d’« éloge », elle analyse un blocage tout en inventant du mouvement, dans une ambiguïté que l’on pourrait dire baroque.
Édouard Glissant a théorisé dans ses essais et décrit dans ses romans ce qu’il a appelé de façon paradoxale « l’horreur d’une colonisation réussie ». Tous ses romans, de Malemort (1975) à Mahagony (1987) reprennent l’image d’un monde « sous verrière », totalement artificiel, maintenu grâce à des transferts d’argent public, une « colonie à l’état pur » qui n’aurait guère changé malgré le passage du statut de colonie à celui de département en 1946 [2]. Cette transformation maintient en fait quelque chose de la situation coloniale (le rattachement à la France) tout en nommant autre chose, « un département », laissant subsister la réalité d’une métropole qui n’en est plus une et devient innommable sinon par euphémisme (« Là-bas », « le centre », « l’hexagone »). Une telle situation a pour conséquence une « malemort », c’est-à-dire une confusion entre vie et mort, un état ambigu qui s’apparente à une zombification, la « crève paisible » désignée à la fin du Quatrième siècle, puis appréhendée à l’incipit du roman Malemort. Celui-ci met en scène, en effet, l’enterrement d’un corps qui « remue encore » et d’une « caravane [qui] progress[e] dans une irrémédiable fixité » [3].
On pourrait s’attendre qu’au fil du temps et après 1981, grâce à la décentralisation, aux lois permettant de reconnaître certaines spécificités aux départements français d’Amérique ou aux périphéries lointaines, la situation évolue et que l’ancienne colonie s’autonomise. Or, dans un entretien donné au Monde, en 2002, Édouard Glissant décrivait encore la Martinique en des termes très proches de ceux qu’il employait en 1981dans Le Discours antillais :
[U]ne société où l’Etat injecte des fonds publics qui reviennent généralement à leur source sous forme de bénéfices privés. Épure parfaite d’une structure coloniale améliorée, qui n’a pas à avoir honte d’elle-même. Mais il est vrai que des progrès peuvent être réalisés, dans et à travers les mailles d’un tel système. Ainsi les conseillers régionaux et généraux martiniquais réunis en “Congrès” comme le prévoyait le projet de loi d’orientation, ont-ils reconnu et voté non seulement l’existence en Martinique d’une entité institutionnelle et administrative spécifique, mais aussi l’existence d’une nation et d’un peuple martiniquais. Loués soient-ils. Même si un peuple n’a pas besoin d’un vote pour exister ! [4]
[
Rien n’a donc changé entre 1981 et 2002, si ce n’est que « l’horreur » n’a plus « à avoir honte d’elle-même », que la « structure coloniale », si elle peut être améliorée n’a pas que de défauts et a même montré sa compatibilité avec la reconnaissance d’un peuple et d’une nation martiniquais. L’idée est donc que le système néocolonial laisse passer, « à travers les mailles », quelque chose qui ressemble à « un peuple », une « entité institutionnelle » et même une « nation ». On pourrait donc être une colonie et une nation à la fois. Cette ambiguïté qui était dénoncée comme morbide de 1975 à 1987, sous la forme d’une « malemort » ou d’une « ma-agonie », est-elle devenue vivante et louable en 2002 [5] ?
En 1981, dans Le Discours antillais, Glissant évoquait déjà, du reste, un système « parfait » qui ressemblait à un système aussi vicieux qu’artificiel :
[ [C]e qu’il y a donc de parfait dans ce système, c’est d’abord qu’il fonctionne. Les opposants s’opposent, les partisans participent, chacun connaît son rôle et le récite. Les crédits sont discutés et votés, les plans d’aménagement mis en œuvre, les injections de fonds publics se succèdent. […] Pourquoi ce système fonctionne-t-il si « bien » ? Parce qu’aucune théorie globale n’est venue chez les opposants proposer une perspective claire de résolution des problèmes [6]…
[
En réalité, si chacun jouait son « rôle », c’était dans une mise en scène de la représentation, comme « délire verbal », sans qu’aucun pouvoir réel ne soit en possession des Martiniquais [7]. Si un « peuple martiniquais » existait, résistait à ce système, il n’en restait pas moins que la situation pouvait être résumée à la formule « morbidité, ambiguïté, confusion » [8]. D’où la conclusion :
[ Il faut supposer que « la colonisation française de la Martinique risque bientôt de parvenir au stade suprême de toute colonisation, qui est de dépersonnaliser complètement une communauté, de l’« absorber » dans un corps extérieur et qu’en ce sens la colonisation de la Martinique se révèlerait alors comme l’une des rares colonisations « réussies » de l’histoire moderne [9].
[
Cette réussite, paradoxale, cette fonctionnalité relative, à vide, qui brasse du discours et des images, sans mordre sur la réalité, s’accompagnent d’un mal être, d’une morbidité générale : « les Martiniquais en tant qu’individus et en tant qu’organisés en groupes sociaux ne remplissent pas dans la vie sociale la fonction qu’ils croient qu’ils remplissent » [10].
Ce que l’on peut traduire en termes d’aliénation et en termes de folie collective, celle que déploie Glissant dans La Case du commandeur. En fait, l’analyse glissantienne a toujours oscillé entre la condamnation d’un système qui engendre « une société malade » et l’idée que ce système est poreux, laisse passer autre chose qui, grâce à des poétiques du détour, résiste et manifeste une collectivité qui, tout en n’étant pas vraiment un peuple ou une nation, tend à ex-sister comme peuple et comme pays, même si le discours dominant l’occulte.
Ainsi, le « Quotidien des Antilles », parodie de France-Antilles, journal le plus lu en Martinique, en position de quasi monopole, ouvre et ferme La Case du commandeur, affirmant que la situation « ici » est la même que dans l’ « hexagone », dans un langage stéréotypé, technocratique et bureaucratique, celui des « experts » qui se repaissent d’études et de statistiques pour recouvrir le véritable « quotidien » des Antillais, fait de malaise, de « violences sans cause », d’errance (ou « drive »). Ce langage du journal et des experts, c’est ce que l’auteur décrit comme « délire verbal quotidien », un délire qui s’ignore, bien sûr, et qui fonctionne comme masque de la réalité. À ce délire verbal, Édouard Glissant oppose le cri, l’illumination, ces bribes de révélation, incompréhensibles pour qui dénie la réalité de la traite, de l’esclavage, mais que les déparlants, aux carrefours, à la « Croix-mission » des villes, déclament, totalement incompris, inentendus ou malentendus de la collectivité postulée comme un « nous » qui n’existe pas encore :
[Mais si un seul campe dans sa passion et confusément crie qu’il entrevoit cet antan, qu’il réentend ce gémi, qu’il rit de son hébétude et va damer la terre autour pour se prouver qu’elle est à lui, nous n’accompagnons pas son geste ni ne déchiffrons ce cri. Nous feignons qu’il se moque, ou que la folie du cyclone a détourné sur lui son œil fixe, ou que le soleil a pointé dans sa tête [11].
[
C’est pourquoi la constitution d’un « nous » reste en suspens, comme un « nous qui ne devions peut-être jamais former, final de compte, ce corps unique par quoi nous commencerions d’entrer dans notre empan de terre » [12]… et ne s’est toujours pas trouvé à la fin du roman :
[Nous, qui avec tant d’impatience rassemblons ces bouts de moi disjoints ; dans les retournements turbulents où cahoter à grands bras […] acharnés à contenir la part inquiète de chaque corps dans cette obscurité difficile de nous [13].
[
Ainsi, bien qu’il soit possible de postuler un « nous » qui prend la parole à travers le narrateur, il n’est pourtant pas encore institué, reconnu. Ce que l’auteur appelle « nous », ex-siste en quelque sorte plus qu’il ne consiste, parce qu’il se trouve sur les bords, noué à la structure, sans réussir à la dépasser ni être totalement anéanti. Marie Celat, inouïe, est donc condamnée à cacher, pour survivre, la vérité qu’elle a entrevue, dans « la case du commandeur », celle d’une « trace du temps d’avant » : « Marie Celat fut engagée dans un bureau, supporta ce que tout le monde supporte », conclut le narrateur, et c’est le journal, voix officielle du « délire verbal quotidien » qui referme le roman en affirmant : « Les problèmes qui se posent sont ni plus ni moins ceux qu’on rencontre en Métropole » [14].
J’ai déjà étudié ailleurs la place stratégique de La Case du commandeur dans l’œuvre d’Édouard Glissant, lui conférant en quelque sorte la valeur de roman de la dernière chance [15]. En cette année 1981 où Glissant publie ensemble le roman et l’essai intitulé Le Discours antillais, il fait le bilan de la « morbidité » antillaise et espère être enfin « entendu » afin que ce « nous » se reconnaisse, institué par le symbole (le signe qui assemble) que constitue la reconnaissance de la « Trace du temps d’avant ». Cet effort de symbolisation, le roman Mahagony, en 1987, montrera qu’il n’a pas abouti, que la Martinique s’est figée sous une « verrière », comme une colonie exemplaire que visitent les touristes. En 2000, dans un entretien avec Lise Gauvin, l’auteur déclarait encore :
[Je ne me sens pas un post-colonialiste, parce que je suis dans une histoire qui ne s’arrête pas. L’histoire de la Caraïbe, ce n’est pas une histoire figée. Il n’y a pas une période post-colonialiste de l’histoire de la Caraïbe, et même des Amériques. Il y a un discontinuum qui pèse encore sur nous. Si on appelle post-colonialisme le fait que l’on est dans une période où l’on peut réfléchir sur un phénomène passé qui s’appellerait le colonialisme, je dis que ce n’est pas vrai. Nous sommes encore en période colonialiste, mais un colonialisme qui a pris une autre forme. C’est un colonialisme de domination des grandes multinationales. Un pays colonisateur n’a pas besoin d’en occuper un autre pour le coloniser. Il y a quelque chose de récapitulatif, de synthétique et de conclusif dans le terme « post-colonialisme » que je récuse. Je me considère comme appartenant à un pays qui se débat encore dans les incertitudes de la mainmise sur ses propres valeurs et sur ses propres richesses [16].
[
Pourtant, malgré ce bilan, une sorte de conversion a bien lieu dans la poétique de Glissant, à partir des années 1990. Le roman Mahagony opère un tournant, passant du constat désespérant de la permanence d’une situation de « colonie réussie », à un dépassement par le « tout-monde », ce terme apparaissant à la fin du roman pour la première fois, comme titre de l’ultime partie. Les raisons de ce tournant sont multiples, elles englobent les changements géo-politiques liés aux désillusions qui ont accompagné tant la décolonisation en Afrique, que la réalisation des modèles socialistes. La situation des Antilles est nécessairement repensée à la faveur de nouvelles analyses et plus particulièrement dans le deuil d’une révolution attendue pendant toute la première moitié du XXème siècle.
Finalement, on pourrait faire l’hypothèse que, si la situation coloniale se maintient, à travers les transformations du capitalisme tentaculaire des « multinationales » auxquelles Glissant fait allusion dans l’entretien cité plus haut, la réponse doit, nécessairement se déplacer. Les Martiniquais, avant même de s’être extirpés de la « colonie [horrible et] réussie », sans être sortis de leur « impasse », sont projetés dans une autre dimension qui, paradoxalement, leur donne une nouvelle chance. Cette dimension du « tout-monde » est d’une autre complexité que celle de la colonisation. Celle-ci mettait en relation avec « le centre », avec « là-bas », « l’hexagone », autrement dit avec l’innommable France, demeurée, nonobstant le changement de statut administratif, la « métropole » ; celle-là met la Martinique en relation avec le monde, un monde qui n’a plus de centre et où la globalisation est la règle. Ainsi, lorsque Mathieu, le héros de La Lézarde, publié en 1958, partait en France, à la fin du roman, le clivage était parfaitement binaire : « Dis que nous disions : là-bas le Centre, pour dire la France. Mais que nous voulons d’abord être en paix avec nous-mêmes. Que notre Centre il est en nous, et que c’est là que nous l’avons cherché » [17]. Dans Mahagony, vingt ans plus tard dans la production de Glissant, Raphaël, l’autre protagoniste de La Lézarde, « s’est réfugié dans le tout-monde, pour oublier la source de La Lézarde. L’ailleurs nous conforte plutôt dans nos premiers entours », commente le narrateur [18].
Cette situation est à la fois une continuation à une autre échelle, de la « colonisation réussie », par la mondialisation, et la réponse au problème, dans la dynamique de la « créolisation ». On peut également formuler ainsi : là où une symbolisation n’a pas réussi à défaire le lien colonial (DOM/métropole), un imaginaire (de la créolisation, du tout-monde) peut désormais remettre en mouvement la société, lui proposer un projet vivant et créatif. Le monde colonial/anticolonial est binaire, on est assimilé ou non, français ou antillais, on parle français ou créole, on transmet l’oral ou on écrit, on résiste ou l’on consent etc. ; le monde de la créolisation est multiple, interconnecté, relatif et relationnel :
[Raphaël Targin […] se trouvait bien être pour nous à ce moment où toute histoire dilate dans l’air du monde, s’y dilue peut-être, y conforte parfois une autre trame, parue loin dans l’ailleurs. J’avais attendu de le revoir, pour établir corrélation [19].
[
La « corrélation », autre formulation de la « relation » permet de lier le lieu (« nos premiers entours »), où l’on revient, et le monde, dans une attention aux « lieux communs » dont l’auteur reprendra l’éloge dans Traité du tout-monde et qui sont une forme de l’échange :
[Tout le monde a les mêmes idées en même temps. On pratique les mêmes analyses partout, on tente les mêmes synthèses, à partir des matériaux si divers. Je trouve qu’on n’étudie pas assez les banalités, qu’on ne rassemble pas assez les lieux communs pour fouiller dedans [20].
[
Les lieux communs sont les lieux de la diversité, uniques et en relation, « quantités réalisées » évoquées par Édouard Glissant dans un entretien avec Lise Gauvin, en 2006 [21]. Ce sont des lieux de créolisation, ils appartiennent à tous, c’est-à-dire en créole, à tout-moun (et non seulement au monde entier) ce tout-moun qui est implicite dans le néologisme « tout-monde ». C’est dire que la « relation » se manifeste concrètement dans les us et paroles populaires, dans la diversité du monde et des langues, réalisée à travers les différences entre les « gens »/ « moun », et non postulée dans un universel défini à priori par les élites, classes ou valeurs dominantes puis applicable au « monde entier » dans un cosmopolitisme qui ne serait autre qu’un universalisme à l’occidentale. Le terme « tout-monde », calque de tout moun, induit littéralement des différences et des rencontres : une créolisation dans la langue, puisqu’il s’agit d’un terme bilingue, ou entre deux langues. Il propose un déplacement philosophique, des élites (politiques, littéraires, institutionnelles) qui ont jusqu’à présent défini l’universel, vers le commun, ce que « tout le monde » (et non un supposé sujet universel) pense et dit, partage en tant que lieu commun, lieu de rencontre à saisir, dans sa propagation au monde entier et dans un local poreux à la mondialité.
Ainsi, dans sa conférence Le Cri du monde, prononcée au parlement des écrivains à Strasbourg, en 1996, Édouard Glissant opère ce déplacement dès le premiers mots : « on nous dit ». Il se garde bien alors de condamner ce « on » associé d’habitude au pire, à la « doxa », à l’opinion, et assume, à l’inverse, ce que ce « on » dit en reconnaissant la validité de ce dire : « et voilà vérité » [22]. Il invite ses interlocuteurs à entendre « quelques uns des échos qui ont fait que nous acceptons d’écouter ensemble le cri du monde, sachant aussi que, l’écoutant, nous concevons que tous l’entendent désormais » [23]. Il revendique ces « lieux communs précieux : contre les dérèglements des machines identitaires dont nous sommes si souvent la proie, comme par exemple du droit du sang, de la pureté de race, de l’intégralité, sinon de l’intégrité du dogme » [24].
Le contexte historique a bien évidemment changé depuis les années du « discours sur le colonialisme » : les luttes pour l’indépendance ont bien souvent fait le lit des intégrismes, des « machines identitaires », de sorte que les motifs identitaires sont devenus sujets à caution. Il s’agit désormais d’éviter à la fois « la guerre des nations et des dogmes […], et d’autre part une paix romaine imposée par la force, une neutralité béante que poserait sur toutes choses un Empire tout-puissant, totalitaire et bienveillant [25] ». Entre l’impérialisme, forcé ou non, que constitue la globalisation du marché et du mode de vie à l’américaine, et les intégrismes de tout bord, comment résister ? Par la créolisation :
[Ce sera ma première proposition : là où les systèmes et les idéologies ont défailli, et sans aucunement renoncer au refus ou au combat que tu dois mener dans ton lieu particulier, prolongeons au loin l’imaginaire, par un infini éclatement et une répétition à l’infini des thèmes du métissage, du multilinguisme, de la créolisation [26].
[
En réalité, la poétique d’Édouard Glissant ne tend pas à un cosmopolitisme et ne trouve pas sa forme d’élection dans le roman de voyage, par exemple. Les romans de voyage peuvent continuer la vision exotique, orientaliste et néocoloniale, sans induire cet imaginaire qu’est la créolisation. À l’inverse, c’est en soi que l’on trouve le lieu commun, le « cri du monde », et c’est par une poétique qu’on peut l’entendre. De même que l’auteur déclare écrire en présence de toutes les langues, même s’il n’est pas polyglotte, de même peut-on connaître la diversité du monde et des autres dans son lieu propre, selon la belle formule déjà présente dans Mahagony :
[Rêver le tout-monde, dans ses successions de paysages qui, par leur unité ou harmonique, constituent un pays. […] Trouver en soi, non pas prétentieux, le sens de cela qu’on fréquente, mais le lieu disponible où le toucher [27].
[
C’est cette position éthique et esthétique que l’on peut qualifier de postcoloniale et baroque, non au sens où elle viendrait occulter la continuité coloniale et néocoloniale de la Martinique et des Antilles, mais précisément au sens où tout ici vient après la colonie et continue à en résulter, dans une continuité qui, toutefois, n’est pas contradictoire avec des formes nouvelles tant d’oppression que de résistance. Les auteurs ne sont pas seulement anticolonialistes ou indépendantistes et leur engagement politique, s’il ne fait aucun doute, s’accompagne d’un travail à un autre niveau, tâchant de proposer une autre lecture de cet état néocolonial qui n’exclut pas une forme de « pays », de « peuple », et de culture. Cette nouvelle poétique conduit à un éloge du « tout-monde » comme chaos vivant et amoral, rhizome sans hiérarchie qui est la nouvelle dimension dans laquelle se vit le lieu vrai.
J’ai pensé, à une époque que Glissant et Chamoiseau avaient cessé d’être anticolonialistes et indépendantistes pour passer à de nouvelles formes de pensée, voire à une forme d’acceptation du monde comme chaos, dans un vitalisme lyrique dont la ressemblance avec une forme de libéralisme (une confiance dans les régulations mystérieuses et internes au chaos-monde), me semblait assez décevante. La « poétique de la relation » n’incite-t-elle pas « à dépasser les jugements, dans l’imprévu obscur des surgissements d’art [28] » ? N’est-ce pas alors, se priver du « jugement » que suppose nécessairement toute action politique, toute cause à défendre ? Il me semblait, par conséquent, que « l’imaginaire » de la créolisation n’était qu’une illusion, comme l’indique le mot, un travail sur l’image, incapable de changer la réalité politique et sociale qu’il venait recouvrir faute d’une vraie symbolisation [29].
En fait, la position de Glissant et de Chamoiseau est réellement contradictoire : ils continuent à être indépendantistes et à tenir un discours anticolonialiste, et sont en même temps « guerriers de l’imaginaire », laudateurs du chaos et de la complexité. « Il y a, dit Glissant, des résistances concrètes qu’il faut mener. Dans le lieu où on est [30] ». Mais il faut également « prolong[er] au loin l’imaginaire », par la créolisation. Glissant et Chamoiseau sont donc aux prises avec une contradiction qu’ils discutent. Ainsi Glissant présente les « objections de Mathieu Béluse, au « traité du tout-monde », tandis que Chamoiseau, dans Écrire en pays dominé, discute avec un « vieux guerrier », examinant à son tour une série d’objections très pressantes et mettant en regard des images très contrastées des réseaux et des nouvelles formes de résistance. Cette contradiction amènera Chamoiseau à proposer le paradoxe d’un « abandon vigilant » et à distinguer une « mise-sous-relations » et une « mise-en-relations », en fait, la bonne créolisation contre la mauvaise mondialisation [31]. Les distinguer, on s’en doute, ne va pas de soi, si ce n’est que l’une maintient la diversité quand l’autre tend à homogénéiser.
C’est cette position que j’ai qualifiée, dans mon ouvrage sur Patrick Chamoiseau, de « postcoloniale et baroque ». À vrai dire, mon hypothèse était que, dans un premier temps, l’auteur avait été postcolonial (terme plus ou moins synonyme alors d’anticolonialiste), dans ses premiers romans, et qu’il était ensuite devenu baroque, en privilégiant la « pierre-monde » et l’imaginaire de la créolisation, à partir de 1997. Je retrouvais la démarche que j’avais analysée chez Glissant : un effort de symbolisation (antillanité ici, créolité là) qui aboutit à une impasse et laisse sa place à un imaginaire (créolisation, tout-monde, pierre-monde). À la réflexion, il m’a paru qu’il était à la fois postcolonial et baroque, postcolonial, parce que baroque, et réciproquement, c’est-à-dire précisément se situant au-delà des clivages binaires qui caractérisent un discours purement politique et anticolonialiste, sans abandonner toutefois son militantisme. Cette contradiction est présente, depuis le début, les deux pôles se trouvant accentués plus ou moins selon le contexte [32]. Ainsi, Patrick Chamoiseau, dans un entretien, en 2007, déclarait :
[Mon problème, c’est de pouvoir changer l’imaginaire, non d’effectuer un travail politique. Vouloir être indépendant alors qu’on n’a pas compris le monde, ce serait la pire des catastrophes. Vouloir être indépendant alors que l’on a un imaginaire dominé, peut faire craindre le pire [33]
[
Mais c’est dès son premier roman, écrit avant même Éloge de la créolité, en 1986, qu’il considérait la position anticolonialiste comme inopérante parce qu’elle fonctionne sur un langage politique institutionnalisé, inapte à dire le réel antillais. Ainsi, dans Chronique des sept misères, une « étudiante révolutionnaire » apparaît, dans un chapitre intitulé « DÉPARTEMENT, DÉPARTEMENT ! », mettant en garde les marchandes contre « l’importation des produits français », « elle hurlait aussi : - Il faut vous organiser, rationaliser vos productions, réunir vos énergies dans la force d’une coopérative », etc.
Selon le narrateur, ce discours retentit « dans le marché, sans plus d’effet qu’un charabia de haute-taille pour touristes [34] », c’est-à-dire comme un discours ritualisé et vide, une sorte de folklore, pour l’extérieur. De façon très symétrique, l’étudiante reste imperméable au discours fortement créolisé du héros : « l’étudiante n’y comprenait hak, rien de rien, comme elle ne comprenait pas non plus qui nous étions et ce que nous faisions là ». Si son analyse est pertinente du point de vue économique et politique, puisqu’elle reprend les analyses socio-économiques sur l’improductivité des Antilles que Glissant avait proposées, dans ses interventions à l’IME, elle constitue cependant une langue étrangère à la réalité antillaise [35].
On ne sait pas, du reste, si la collectivité a raison de rejeter les discours de l’étudiante révolutionnaire. Elle passe peut-être à côté de sa vérité, comme les voisins qui refusent d’entendre ce que crie Marie Celat, dans le roman La Case du commandeur, ou comme ce public qui reste sourd à ce que l’auteur clame dans ses livres [36]. Ce malentendu, au fil des ans à peu près indépassable, entre ceux qui ont perçu une « trace du temps d’avant » et la collectivité, entre le discours, qu’il soit politique ou poétique, et des destinataires qui ne parviennent pas à le recevoir, nécessite donc une autre stratégie.
Ainsi, Pipi, le héros, qui incarne une forme d’aveuglement à soi-même et une totale ignorance politique, invente une forme de résistance dans un comportement, un mode de vie et de travail. Lorsqu’il réussit à nourrir la nombreuse famille de Marguerite Jupiter, grâce à son jardin créole, il ignore qu’il accomplit un acte politique. Il se contente d’exister conformément au génie qui n’est pas encore nommé « créole » en 1986, et se déploie, naturellement. Et lorsque les « partis politiques indépendantistes et autres grappes de nègres en petite marronne lui décern[ent] des médailles, l’invit[ent] à des meetings […], il écout[e] patiemment des discours incompréhensibles », selon le narrateur [37]. « Il [est] devenu une fois encore la référence majeure des organisations anticolonialistes du pays », on le nomme « Martiniquais fondamental », et la visite du conseil municipal, député-maire en tête, le laisse « ababa », idiot.
C’est dans cet épisode que culmine l’incompréhension entre le langage politique, technocratique d’Aimé Césaire et de ses acolytes, d’une part, et le créole de Pipi. Les méthodes des techniciens et leur discours auront raison du jardin miracle, tentant de le rationaliser et causant sa perte irrémédiable [38]. La fiction se déploie ici contre Aimé Césaire en tant que maire, en tant que responsable de la départementalisation et en tant que porteur du langage et de la logique (logos) occidentaux, technocratiques, modernistes, servant des schémas de pensée et des stratégies inadaptés [39].
Le personnage réalise donc ce qu’Éloge de la créolité formulera de façon théorique deux ans plus tard : la créolité comme mode d’existence, comme « question à vivre » plutôt que comme discours politique. La créolité est politique mais n’est pas du registre du discours, elle répond à la situation néocoloniale créée par le département manifestement responsable du dépérissement de la Martinique. En effet, la deuxième partie du roman qui s’intitule « expiration » commence avec l’institution du « département » et voit l’échec du héros, « jardinier-miracle », la mort du marché, le pourrissement de la terre et du corps antillais.
Pourtant, l’ambiguïté s’insinue dans cette apparente binarité puisque, aussi bien, « inspiration » (première partie) et « expiration » sont toutes les deux nécessaires à la respiration. C’est dire qu’une certaine part de mort et de décomposition est nécessaire à la vie et que le roman ne doit pas être interprété de façon trop linéaire. La fin du roman est elle-même une aporie car si l’on assiste à la liquidation du héros et à l’échec d’une expérience qui symbolisait la résistance de la culture antillaise, la diablesse Man Zabyme, qui emporte le héros, transforme, paradoxalement, sa défaite en apothéose créole. Toutefois, cette transfiguration reste prise dans une tonalité morbide, comme si le merveilleux était quelque peu « pourrissant » [40]. Les narrateurs-conteurs qui concluent le roman ne parviennent pas davantage à trancher entre vie et mort, dévorés par la certitude de « devoir disparaître » et cependant animés par « un tressaillement », transmettant une parole encore vivante [41].
Ces ambiguïtés rendent caduc un discours politique inapte à rendre compte de la réalité antillaise et à la transformer ; seule la créolité comme manière d’être, comme poétique, exprime la réalité antillaise. Par conséquent, l’écrivain prend la place de l’homme politique, lui seul peut révéler la créolité dans sa profondeur et son opacité, parce qu’il est un « renifleur d’existence » [42]. Les auteurs inventent donc un autre éthos politique, capable de rendre compte de ce qu’ils sont [43]. C’est ce qui amènera Patrick Chamoiseau à se situer, non comme écrivain engagé ou militant, mais comme « guerrier de l’imaginaire ». L’écrivain a sans doute ressemblé, dans son jeune temps, à l’étudiante révolutionnaire, il témoigne même avoir été totalement aveuglé par les « lunettes-négritude », au point de ne pouvoir, malgré son admiration, accéder à l’esthétique du roman de Glissant, Malemort :
[ [J]e n’y comprenais rien. Je n’y voyais rien. Ce roman semblait étranger à la lutte contre le Monde blanc colonialiste. […] Il se dérobait aux liturgies de héros triomphants à la Toussaint Louverture, à la Delgrès. Il n’arpentait aucune de nos résistances habituelles. Rien. Rien que l’alchimie d’un travail de la langue et d’une pénétration de notre réel qui ne flattait pas les exigences martiales de mon esprit [44].
[
Il a donc connu une phase de « désengagement », après avoir pris conscience du caractère stérilisant de la lutte anticolonialiste et indépendantiste des années 1970, sous les traits d’une poésie militante et déclamatoire [45]. Et ce n’est qu’en renonçant à une forme de militantisme, en cessant d’être « tétanisé par l’anticolonialisme universel [46] », qu’il a, dit-il, inventé sa poétique, découvrant dans le roman, le rêve, la fiction, la véritable source de sa vérité : « Aller au rêve. Haler le rêve. C’était là, je le compris soudain, le mode meilleur de connaissance : rêver, rêver-pays. […] Le rêve pouvait dénouer les ferrements coloniaux posés à nos réalités [47] ».
Or, la réalité qui se révèle dans cette nouvelle perspective, n’est que paradoxes. Le créateur y devient lui-même le creuset de contradictions, embrassant toute la diversité anthropologique et historique qui le constitue : « moi-colons », « moi-Amérindiens », « moi-Africains » : « Je m’imprégnais des curieuses modalités d’émergence de ce peuple », affirme l’auteur [48].
L’un des corollaires de cette acceptation des contradictions et de la complexité vivante, est une révision de l’analyse devenue quasiment doxa des pays anciennement colonisés, depuis Frantz Fanon, en termes d’aliénation. En effet, la notion d’aliénation induit une haine de soi :
[Tout était détestable. Tout était diminué. Tout était en bobo. Pour la Négritude, la présence coloniale avait tout infecté. […] Bien entendu, cette autodépréciation demeure jusqu’à aujourd’hui auréolée de son originelle « lucidité révolutionnaire [49].
[
Or, si les auteurs de la créolité cherchent bien à échapper au point de vue de l’Autre, et au double « déport » que constituaient, d’une part, le tropisme français, dans le désir d’assimilation, d’autre part, le tropisme africain, dans le moment de la négritude, c’est en eux-mêmes qu’ils puisent une vision nouvelle, en se recentrant et en valorisant ce qu’ils sont, refusant une critique qui relève de l’autodénigrement. À l’inverse de l’analyse d’un Aimé Césaire, qui cherche à refonder l’Antillais aliéné, grâce à une révolution et à une renaissance de l’être africain, les auteurs de la créolité résolvent de façon paradoxale la question de l’aliénation : c’est en soi que l’on peut retrouver une vérité, ici et maintenant. La critique de la dégradation néocoloniale, est désormais nuancée par une exaltation de la culture créole, un « éloge de la créolité » [50].
Le monde créole ou créolisé est en effet paradoxal, ne serait-ce que parce qu’il est à la fois aliéné et créatif, inventif. Alors que Césaire déclarait en 1956, au Congrès des écrivains noirs, que les sociétés colonisées ne pouvaient rien créer, que les civilisations de ces pays étaient littéralement « mortes » : « partout où il y a eu colonisation, des peuples entiers ont été vidés de leur culture, de toute culture [51] », les auteurs d’Éloge insistent sur la vitalité, la singularité, la beauté de leur culture.
En fait, la contradiction entre aliénation et créativité est difficile à résoudre. Il faut bien supposer qu’une forme d’inventivité et de singularité demeure, même dans la culture la plus colonisée, sinon, on ne pourrait même pas comprendre la résistance, la révolte, ou la production poétique d’un Césaire en 1937, dans un pays qui est encore sous statut colonial. Cette contradiction n’a pas totalement disparu, dans Éloge de la créolité, mais elle est renversée, puisque « l’éloge » n’empêche pas le constat de formes d’aliénation et la révolte contre la domination. Nombreuses sont donc les formules qui réfutent l’autodépréciation :
[Nous faisons corps avec notre monde. Nous voulons, en vraie créolité, y nommer chaque chose et dire qu’elle est belle. […] La vieille carapace du dénigrement de nous-mêmes se verra fissurée : Oh, geôlière de notre créativité, le regard neuf nous regarde. [52]
[
Une telle vision intérieure « libère », selon les auteurs « du militantisme littéraire anticolonialiste », tout en les « vers[ant ] » dans « le doute, et dans l’ambiguïté [53] ». Car le texte assume en même temps la situation néocoloniale :
[ Il nous faut être lucides sur nos tares de néo-colonisés, tout en travaillant à oxygéner nos étouffements par une vision positive de notre être. Il faut nous accepter tels quels, totalement et nous méfier de cette identité incertaine, encore mue par d’inconscientes aliénations [54].
[
Le terme « postcolonial » me semble s’imposer dans cette conjoncture qui, dans une situation qui prolonge le moment colonial (encore que ce terme lui-même ne soit pas le plus propre à définir la colonisation des Antilles qui ne ressemble pas aux colonisations du XIXème siècle), dépasse l’anticolonialisme et assume la contradiction entre une part d’aliénation néocoloniale et une créativité, une renaissance, puisées dans une véritable plongée en soi [55]. Chamoiseau est « postcolonial et baroque », parce que la réponse politique qu’il fait au néocolonialisme est cette ambiguïté baroque, celle d’un imaginaire neuf, malgré la persistance de l’état néocolonial. Il choisit, à l’instar de Glissant, de privilégier l’imaginaire, là où les institutions ont manqué à transformer la situation, précisément parce qu’un imaginaire trop limité n’a pas permis à la collectivité d’inventer ou de désirer les institutions qui l’auraient transformée. En même temps, à partir du changement dans l’imaginaire, la question des institutions peut paraître caduque : les relations et les existences tant individuelles que collectives se transforment dans un univers neuf, celui du réseau, de la relation, de la créolisation.
Biblique des derniers gestes, est le roman-somme de cette mutation. Le personnage qui agonise, revient sur son passé de militant anticolonialiste qui a participé à de nombreuses guerres du XXème siècle ; il considère le monde sans jugement de valeurs, assumant les contradictions, la diversité, le mouvement. En effet, les nouvelles conditions historiques créées par la mondialisation, à la fin du XXe siècle, ont suscité une reformulation des enjeux politiques. Dans le contexte de la globalisation, les antagonismes ont cédé le pas à des réseaux multipolaires et à des conflits déterritorialisés, ignorant les frontières nationales. Confrontée à une démultiplication des impérialismes et à des formes invisibles de l’oppression, — Chamoiseau parle de « domination furtive » dans Écrire en pays dominé — ou en perpétuel déplacement, la subversion ne peut plus se contenter de revendications locales ni des anciennes formes militaro-militantes [56]. Parallèlement, naît l’idée que ces réseaux peuvent être également vivants, producteurs de formes nouvelles et de liberté, qu’ils sont, finalement, à l’image d’un monde qui n’est plus à ordonner mais à vivre dans sa complexité, sa mobilité, son opacité. Ce monde est un chaos dont il faut admettre l’irréductible désordre, porteur de vie et de mort, de contacts imprévisibles qui engendrent des créolisations incessantes que l’ancien militant observe avec fascination :
[Ces éclats de monde formaient un organique, tissé en discordances. Une unité troublée d’unicité, là où l’extrême du Divers tendait à une réalité grandiose qui menaçait elle-même ses équilibres. […] Une harmonie née des dysharmonies, une mesure hors des mesures, un flux d’éclats diffus [57].
[
La créolisation, par définition, comme processus, produit constamment de l’anomie. En tant que transformation permanente du monde, elle crée du désordre, de l’innommable, en détruisant les formes anciennes, laissant apercevoir, dans l’entrebâillement, les formes nouvelles qui ne sont pas encore décrites et demeurent incertaines, ce que l’auteur d’Écrire en pays dominé évoque dans une description d’une nature baroque où tout meurt et vit en même temps :
[Un désordre de feuilles jamais identiques. Le tout couvert de mousses, de décompositions noires. […]. Pénétrer là, c’est percer une enveloppe chaude, humide, obscure, odorante de vie pourrie et de vie neuve, de morts anciennes et de morts à venir, de remugle d’éternités [58].
[
La perception de ces états intermédiaires qui s’entrelacent, toujours dans un avant ou un après, dans un présent en apparence informe ou toujours se déformant, est d’une sensibilité baroque. Défendre les cultures, les minorités, les langues menacées par la mondialisation, humaniser ce chaos, certes, demeure une urgence ; mais reconnaître le principe vital d’un « tout-monde » organique, amoral, horizontal, illogique et irréductiblement étrange, devient une nécessité. L’ambiguïté n’y est plus le résultat morbide d’une confusion des valeurs, mais la richesse mouvante d’un incertain ouvert, lié au chaos du monde, peut-être une merveille à venir, ce qui réenchante le monde [59].
Dans cette perspective du chaos-monde, la difficulté est d’articuler une éthique/esthétique du chaos et une politique de résistance. C’est une contradiction qu’assume le discours glissantien, entre l’éloge du « tout-monde » et la défense des opprimés et des minorités, tâchant même à faire de l’un la meilleure méthode pour parvenir à l’autre, puisqu’il pense le « tout-monde » comme une anti-mondialisation, prônant la « diversalité » contre l’homogénéisation et les impérialismes [60]. Il n’est pas toujours facile, cependant, de distinguer la bonne tout-mondialisation de la mauvaise globalisation, les destructions irréparables causées par la mondialisation, des nouvelles formes qui vont surgir des techniques et des échanges en cours (fussent-ils violents, comme la plupart des contacts de civilisation ayant engendré des créolisations). Patrick Chamoiseau, à l’instar d’Édouard Glissant, se trouve à ce carrefour, entre les merveilles de la « pierre-monde » et l’angoisse devant le cyberespace et les monstres dévorants de la mondialisation, mégapoles, réseaux mafieux, etc. [61] Même lorsqu’il propose de distinguer la « mise-sous-relations » néfaste, imposée par les puissants, dans l’ordre mondialisé de l’impérialisme, et la « mise-en-relations » qui serait résistance et diversalité, Chamoiseau souligne que toute valeur fût-elle relativisée, tout système, fût-il opposé aux systèmes, comportent des limites et il nous laisse entrevoir la permanence de l’oppression :
[Même dans la Créolisation —même érigée en valeur et habitée d’un imaginaire de la Diversité— subsistera [sic] des désirs d’Être et d’essence, des refuges dans une langue, des Patries closes, des solitudes étanches, des dominateurs régressifs, des idéologies totalitaires, des furies religieuses, d’immatériels conquérants [62].
[
Face à de telles revendications particularistes et sectaires, dans lesquelles on pourrait reconnaître d’anciennes luttes d’indépendance et de survie de minorités, l’auteur préconise : « toutes les guerres seront à mener en même temps, contre toutes dominations », sans préciser ce que seront ces guerres, à la fois de résistance contre l’impérialisme et de solidarité, quelles valeurs pourront les orienter et décider de la justesse des revendications, dans un monde totalement ouvert et ambivalent [63]. Édouard Glissant, interrogé par Joël Des Rosiers, sur « l’évolution dans les relations de domination » ne se montrait guère plus rassurant :
[Je pense que la Relation n’est pas vertueuse ni « morale » et qu’une poétique de la Relation ne suppose pas immédiatement et de manière harmonieuse la fin des dominations. Je pense qu’il y aura toujours des tentatives de domination, mais que la manière d’y résister changera. Je pense que dans le contexte de la mondialisation les manières de résister vont changer. Et on sera obligé de les changer parce que toutes les manières de résister que nous avons connues depuis cinquante ans — et Dieu sait si elles étaient héroïques, et Dieu sait si elles étaient sensationnelles — ont versé dans l’innommable, que ce soit en Algérie, en Afrique noire, en Asie ou ailleurs. Et on sera obligé d’inventer de nouvelles manières de résister, parce qu’on voit bien que les anciennes ne servent plus de rien [64].
[
On voit par là qu’une tension continue d’exister entre d’une part, une éthique anticolonialiste, devenue anti-impérialiste, défiance à l’égard de la mondialisation et de l’hégémonie des grandes puissances et d’autre part, une éthique de la « créolisation », du « tout-monde » selon Glissant ou de la « pierre-monde », selon Chamoiseau, qui suppose une confiance dans la relation et le chaos. De la même manière se maintiennent l’engagement dans les luttes locales, particulières, et son dépassement dans le jeu du monde qu’est la créolisation. C’est en quoi ces positions sont postcoloniales et baroques, agençant toujours les échelles différentes et des analyses à plusieurs niveaux, se réclamant davantage d’un « imaginaire » et d’une « poétique » que d’institutions qu’elles ne dédaignent pas, cependant, d’engendrer, à l’instar de l’Institut du tout-monde, de même qu’elles s’engagent concrètement dans les luttes sociales, comme on l’a vu, à l’occasion du Manifeste pour les produits de haute nécessité, de la publication de Quand les murs tombent et autre « Adresse à Obama ».
Sans doute la créolisation ne peut-elle être autre chose que la clef de contradictions vivantes, dans la mesure où elle est contact entre diversités qui se maintiennent, éloge des différences. Elle est aux antipodes de la synthèse et de l’uniformisation. Son utopie est celle de rencontres dans lesquelles les éléments « changent et s’échangent » tout en demeurant divers et différents. C’est en quoi elle incite à la fois à louer le monde dans son chaos et à défendre les minorités, les langues menacées, les peuples qui résistent aux diverses formes de néocolonialisme. Avec elle persistent, cependant, la contradiction et l’incertain car si la diversité perdure en tant que telle, on ne peut concevoir de rencontre et d’acculturation ou de transculturation, sans que les éléments ne se transforment, que certains meurent pour laisser place à autre chose. La formule de Glissant : « la créolisation n’est pas une fusion, elle requiert que chaque composante persiste, même alors qu’elle change déjà », n’est pas de nature à résoudre cette ambiguïté [65].
La créolisation est une poétique, un imaginaire de la diversité et de la rencontre. Elle est à proprement parler « postcoloniale » puisque, dans de nombreux cas, elle survient des contacts engendrés par des faits de colonisation et de néocolonialisme ; elle rend compte d’une forme de néocolonialisme à l’échelle du monde entier, englobant les anciennes puissances coloniales dans leur réalité postcoloniale et les territoires autrefois (voire encore) colonisés. La lutte anticolonialiste, dans un tel contexte ne suffit pas à rendre compte de la complexité des formes contemporaines tant d’oppression que de résistance. Luttes et catégories anciennes ayant échoué, au fil des ans, à transformer la réalité antillaise, voire à en rendre compte de manière pertinente, les auteurs antillais ont conçu une utopie non systématique, un imaginaire plutôt qu’une idéologie. On a vu que les auteurs ont proposé, pour prendre le relais des anciennes luttes anticolonialistes et indépendantistes, une poétique baroque, un imaginaire du « tout-monde », des formes de langage qui sont politiques mais ne relèvent pas de la rhétorique et des logiques traditionnellement, institutionnellement, politiques. Ils nous proposent leur situation comme exemplaire : « le monde va en état de créolité » : […] « [t]out se trouvant mis en relation avec tout, les visions s’élargissent, provoquant le paradoxe d’une mise en conformité générale et d’une exaltation des différences » [66].
On peut se demander si ce primat de l’imaginaire sur le symbolique est apte à créer, dans la réalité sociale, de nouvelles institutions et fonctionnements ou s’il ne fait que recouvrir une réalité profondément bloquée et morbide [67]. Le monde, bien au-delà des Antilles, et les chercheurs en sciences sociales, qui emploient, de façon récurrente, des termes empruntés à Glissant, se sont mis à croire dans la « créolisation » comme utopie. Souhaitons que les contradictions qui en font le processus soient à même de préserver la diversité dont elle fait l’éloge, à même de « réenchanter le monde » selon l’ultime souhait de Biblique des derniers gestes et d’Écrire en pays dominé.
Il me semble pour finir, que les Antilles, par la complexité de leur genèse, ont été, dès l’origine quelque chose de spécifique, dont le terme « colonie » ne rend pas totalement compte. C’est pourquoi, sans doute, la poétique de la créolisation s’y est développée. L’ambiguïté y est originelle, le peuple des Caraïbes ayant été exterminé, aucune culture vraiment autochtone n’a pu être revendiquée par les populations qui s’y sont ensuite « agrégées », selon les termes d’Éloge de la créolité. C’est pourquoi Jean Bernabé estime qu’il s’agit d’une « nouvelle autochtonie » [68]. Dans ce contexte, la créolité est ce qui caractérise le mieux la civilisation issue du système des plantations, et qui le proroge tout en le transformant. C’est pourquoi la pensée anticolonialiste ne pouvait être la forme définitive et adéquate de la lutte politique, dans cette région du monde, sauf à devenir une lutte contre soi et contre sa propre culture. C’est également pour cette raison que, contrairement à ce qu’affirment les écrivains antillais et à leur suite nombre de sociologues et politologues, il n’est pas certain que la créolisation soit un modèle transposable, par exemple, en Afrique, en Inde, au Maghreb, dans des régions du monde qui n’ont pas connu une créolisation aussi ancienne et originelle [69]. Il est nécessaire, du moins, d’examiner dans quelles conditions et avec quelles spécificités, la créolisation se produit dans les différentes parties du monde, qu’il s’agisse de continents ou de mégapoles multiculturelles, multiraciales et multilingues.
Dominique Chancé, février 2011.
Résumé : Luttes anticolonialistes et catégories analytiques traditionnelles ayant échoué, au fil du XXème siècle, à transformer la réalité antillaise, voire à en rendre compte, les auteurs antillais ont conçu une utopie non systématique, un « imaginaire » plutôt qu’une idéologie. Édouard Glissant et Patrick Chamoiseau ont élaboré, pour prendre le relais des luttes anticolonialistes et indépendantistes, une poétique, un imaginaire du « tout-monde », des formes de langage qui sont politiques mais ne relèvent pas de la rhétorique et des logiques traditionnellement, institutionnellement, politiques. Cette poétique de l’ambivalence qui embrasse les contradictions de la créolisation est baroque et postcoloniale. Au sein de la situation néocoloniale des départements d’outre-mer et dans le contexte d’un impérialisme global, elle tente de penser les voies d’une autre mondialité, d’une mise en relation ouverte et vivante, capable de préserver les diversités.
Mots clés (auteur) : créolisation, anticolonialisme/postcolonial, « colonisation réussie », poétique baroque, chaos, tout-monde, réenchantement,
Title : From anti-colonialism to creolization : postcolonial writers of the French Antilles.
Summary : During the past twentieth century, struggles against colonialism and traditional political categories failed both to transform and even to describe the social reality in the French West Indies. That is why a few writers have conceived some kind of non systematic utopia, an « imaginaire » rather than an ideological set. Édouard Glissant and Patrick Chamoiseau have therefore created, to take forward the fighting against colonialism and the struggles for independence, what they call a « poétique », an « imaginary of tout-monde ». This « imaginaire » consists in forms of language that have political meanings but do not express themselves through traditional rhetorics, meaning the institutional language of politics. This poetic of creolization is baroque and postcolonial. It tries to think a kind of mondiality which would not be a mere globalisation, but may cast a living relational set, able to protect the diversity of the world.
Key words (author) : creolization, anticolonialism/postcolonial, « colonisation réussie », baroque, chaos, « tout-monde », re enchantment.
NOTES
[1] Avant même que la loi de 1946 invente cette situation originale de « département français des Amériques », qui crée un dépassement du statut colonial tout en maintenant le rattachement de territoires très lointains à la France, la situation des Antilles était singulière et mériterait un autre mot que celui de « colonisation ». On ne peut confondre, en effet, la situation des Antilles, colonisées depuis 1635, peuplées de colons et d’esclaves déportés d’Afrique pendant deux siècles, après l’extermination des populations indigènes caraïbes, avec les colonisations du XIXème siècle, imposant à des peuples de très anciennes cultures, la domination française. L’ambiguïté qui, depuis le XVIIème siècle, lie dans une même culture et l’usage des mêmes langues (inventées et pratiquées ensemble), populations venues d’Europe, populations issues de la traite transatlantique, métis, et populations venues d’ailleurs (Moyen-Orient, Inde), ne peut que se continuer dans les ambiguïtés contemporaines. Cette situation échappe depuis longtemps à ce que le terme « colonie » décrit en général.
[2] Édouard Glissant, « Un pays vitrine », Le Discours antillais, éditions du Seuil, 1981, p. 174-175, Mahagony, éditions du Seuil, 1987, p.178-179.
[3] Édouard Glissant, Malemort, éditions du Seuil, 1975, p. 15.
[4] Édouard Glissant, « Les DOM, « épure d’une structure coloniale améliorée », propos recueillis par Nicolas Weill, Le Monde, dimanche 31 mars-lundi 1er avril, p.6.
[5] L’entretien a eu lieu un premier avril.
[6] Édouard Glissant, Le Discours antillais, op.cit., p. 175-176.
[7] Voir « le délire de représentation », « les diverses formes de délire verbal coutumier », Le Discours antillais, op. cit., p. 375.
[8] Ibid., p. 171.
[9] Ibid., p. 108-9.
[10] Ibid., p. 109.
[11] Édouard Glissant, La Case du commandeur, éditions du Seuil, p. 15.
[12] Ibid., p. 15.
[13] Ibid., p. 239.
[14] Ibid., p. 237 et 243.
[15] Dominique Chancé, « Édouard Glissant, La Case du commandeur », Poétique baroque de la Caraïbe, Karthala, 2000 ; Édouard Glissant, Un « traité du déparler », Karthala, 2002 ; « Tentative de symbolisation, Édouard Glissant », Les Fils de Lear, Karthala, 2003.
[16] Édouard Glissant, entretiens avec Lise Gauvin, L’imaginaire des langues, Gallimard, 2010, p. 65.
[17] Édouard Glissant, La Lézarde, p.240-241.
[18] Édouard Glissant, Mahagony, p. 238.
[19] Ibid., p. 242.
[20] Ibid., p. 241.
[21] Édouard Glissant : « Cette quantité réalisée, je ne postule pas qu’elle aboutit à une sorte d’unité qui abolirait la particularité de chacune des différences. Et par conséquent, cette quantité réalisée, c’est le contraire d’un certain universel », Entretiens avec Lise Gauvin, L’imaginaire des langues, op.cit., p. 91.
[22] Édouard Glissant, « Le cri du monde », Traité du tout-monde, Gallimard, 1997, p. 15.
[23] Édouard Glissant, ibid., p. 17.
[24] Ibid.
[25] Ibid., p. 21. Cette inquiétude qui marque les années 1980-2000 et dont rend bien compte un récent article de Ramon Grosfoguel, pourrait, selon lui, être dépassée aujourd’hui par les concepts de « pensée frontalière critique » ou de « diversalité comme projet universel ». Or, c’est bien du « diversel que se réclame Glissant dans Poétique de la relation et Pour une esthétique du divers, en se référant à la pensée de Segalen. « Vers une décolonisation des “uni-versalismes” occidentaux : le pluri-versalisme décolonial », d’Aimé Césaire aux zapatistes », Ruptures postcoloniales, sous la direction de Nicolas Bancel, La Découverte, 2010, p. 119-139.
[26] Ibid., p. 18.
[27] Édouard Glissant, Mahagony, Éditions du Seuil, 1987, p. 218.
[28] Édouard Glissant, Poétique de la relation, Gallimard, 1990, p. 153.
[29] Voir par exemple, la conception postmoderne de l’imaginaire ou de l’imaginal chez Maffesoli.
[30] Édouard Glissant, « Le chaos-monde, pour une esthétique de la relation », entretien avec Joël Des Rosiers et Robert Mélançon, Introduction à une poétique du divers, Gallimard, 1996, p. 107.
[31] « L’Écrire devient à la fois acte et nœud de mise-en-relations se dérobant aux mises-sous-relations », Écrire en pays dominé, op. cit., p. 297.
[32] Le monde est déjà présent dans La Lézarde, mais le militantisme anticolonialiste y est plus urgent, la « créolité » de Raphaël Confiant et Patrick Chamoiseau privilégie la défense et illustration d’une culture locale, mais sans négliger l’ouverture à un monde en voie de créolisation ; Tout-monde s’achève sur le retour de Mathieu à la case maternelle, après des pérégrinations, tandis que dans L’Esclave vieil homme et le molosse, la « pierre-monde », découverte au plus profond du pays et de ses forêts, diffracte, et fait écho à la diversité du monde.
[33] Silyane Larcher, « Les identités dans la totalité-monde », Entretien avec Patrick Chamoiseau, Cités, N° 29, 2007, p. 122-125.
[34] Patrick Chamoiseau, Chronique des sept misères, Gallimard, 1986, réédition 1988, p. 135.
[35] IME, Institut martiniquais d’études, institution scolaire créée par Édouard Glissant à la Martinique, dans les années 1960-70. Certaines des conférences et recherches qui s’y déroulèrent font la matière du Discours antillais. Cf. « Le vécu antillais », Discours antillais, p. 85-119 ; « Inconscient, identité, méthodes », ibid., p. 275-311, etc.
[36] Glissant lui-même est resté très seul pendant de longues années, les auteurs d’Éloge, en lui rendant hommage reconnaissent qu’il était « pris dans son propre travail, éloigné par son rythme, persuadé d’écrire pour des lecteurs futurs. Nous restions, concluent-ils, devant ses textes comme devant des hiéroglyphes, y percevant confusément le frémissement d’une voie, l’oxygène d’une perspective ». Éloge de la créolité, op. cit., p. 23. Raphaël Confiant, dans le numéro d’Antilla de février 2011 consacré au décès d’Édouard Glissant reprend l’idée d’un « lecteur futur » et assume sa difficulté à comprendre le texte glissantien.
[37] Chronique des sept misères, p. 199-200.
[38] Ibid., p. 199-203.
[39] Aimé Césaire apparaîtra de nouveau, dans Texaco. Il y sera de nouveau condamné pour sa rhétorique politique et c’est en tant que poète du Cahier d’un retour au pays natal qu’il sauvera l’héroïne et se jettera dans la lutte à ses côtés. C’est manifester clairement la force politique d’une poétique là où le discours politique et ses catégories ne font que redoubler l’aliénation.
[40] Allusion au titre d’Apollinaire, « L’Enchanteur pourrissant ». La question du merveilleux est essentielle dans la poétique de la créolité et dans l’œuvre de Chamoiseau.
[41] Chronique des sept misères, op. cit., p. 240.
[42] « Seule la connaissance poétique, la connaissance romanesque, la connaissance littéraire, bref, la connaissance artistique, pourra nous déceler, nous percevoir, nous ramener évanescents aux réanimations de la conscience. », Éloge de la créolité, op. cit., p. 38
[43] Éloge de la créolité se fait très insistant dans son refus de nommer cela : « Définir ici relèverait de la taxidermie » (op. cit., p. 27).
[44] Patrick Chamoiseau, Écrire en pays dominé, op. cit., p.80-81. En 1975, Chamoiseau avait une vingtaine d’années.
[45] Ibid., p. 77.
[46] Ibid.
[47] Ibid., p. 98.
[48] Ibid., p. 102-176.
[49] Patrick Chamoiseau, Écrire en pays dominé, Gallimard, 1997, p. 56-57.
[50] C’est ce qui oppose, de façon exemplaire, Raphaël Confiant à Aimé Césaire, dans l’appréciation du carnaval antillais, dégradation de l’être africain, pour celui-ci, appropriation et recréation créole pour le plus jeune. Cf. Raphaël Confiant, Aimé Césaire, une traversée paradoxale du siècle, Stock, 1993, p.138-139 ; Dominique Chancé, Patrick Chamoiseau, écrivain postcolonial et baroque, Champion, 2010, p. 22-25.
[51] Aimé Césaire, « Culture et civilisation », Présence Africaine, numéro spécial 8-9-10, juin-novembre 1956, p. 190-205.
[52] Jean Bernabé, Patrick Chamoiseau, Raphaël Confiant, Éloge de la créolité, op. cit., p. 39 et 41.
[53] Ibid., p. 39.
[54] Ibid., p. 42.
[55] Jacky Dahomay insiste sur cette particularité : « Il importe avant tout d’analyser la spécificité anthropologico-politique des DOM dans l’ensemble républicain français. », et plus loin : « il faudrait revenir à ce que nous appelons la fondation anthropologique des anciennes colonies dans leur origine historique. », « Repenser le politique dans les DOM », Ruptures postcoloniales, sous la direction de Nicolas Bancel, La Découverte, 2010, p. 344-355.
[56] Cf. « Les dominations nouvelles plongent les imaginaires dans une nasse invisible. Agression sans attaque. Conquête indiscernable. » Et plus loin, dans le discours du Vieux Guerrier : « Nous sommes distendus entre la poussée unificatrice de la domination furtive et le besoins des différences que doit flatter la résistance ». « Anabiose », Écrire en pays dominé, op. cit., p. 275, 285.
[57] Écrire en pays dominé, op. cit., p. 284. Patrick Chamoiseau revendique l’influence d’Edgar Morin et de son analyse de la « complexité » qui vient préciser le processus de la « créolisation ».
[58] Ibid., p. 290. Ces formulations étaient déjà présentes dans les premiers textes : dans Éloge de la créolité, les images du magma s’associaient à la formulation d’un innommable en place d’identité (« ni, ni, ni »… « agrégat transactionnel », etc.) ; dans Chronique des sept misères, nous avons vu que le mort et le vivant ne cessaient de s’imbriquer, dans Texaco, la ville est une « mangrove », lieu d’incessantes décompositions et renaissances. Depuis Écrire en pays dominé, ce chaos est sans doute devenu plus joyeux, quoique une part de « mélancolie » soit irréductiblement liée à « l’enchantement » du monde.
[59] De nombreuses formulations du chaos-monde jalonnent les écrits d’Édouard Glissant xe "Glissant" : « Théories », Poétique de la Relation, Gallimard, 1990 », « Le chaos-monde, pour une esthétique de la Relation », Introduction à une poétique du divers, ibid., 1996, « Ce qui nous fut, ce qui nous est », Traité du tout-monde, ibid., 1997.
[60] Cf. « Le cri du monde », Traité du Tout-monde, Gallimard, 1997, mais également les « Objections à ce dit Traité de Mathieu Béluse et réponse ».
[61] L’angoisse devant les formes dévorantes de la mondialisation se manifeste régulièrement depuis Texaco, roman de la mégapole, Écrire en pays dominé et Biblique des derniers gestes, tendus entre agonie et renaissance.
[62] Ibid., p. 296. Une certaine ambiguïté caractérise les résistances culturelles qui peuvent apparaître comme conservatrices, fondamentalistes et sectaires. Il peut arriver que ces minorités apparaissent comme plus intégristes que les hégémonies mondialisées qui revendiquent le multiculturalisme. De telles ambiguïtés ont rendu la question iranienne particulièrement opaque, par exemple, puisque c’est d’abord par sympathie pour ses aspirations identitaires, contre un impérialisme américain détesté, que certains intellectuels français ont soutenu l’Ayatollah Khomeiny. Voir sur ce sujet l’analyse de Ramon Grosfoguel citée plus haut, dans Ruptures postcoloniales, op. cit., p. 119-139.
[63] Ibid.
[64] Édouard Glissant xe "Glissant" , « Le chaos-monde : pour une esthétique de la Relation », Introduction à une poétique du divers, Gallimard, 1996, p. 106.
[65] Édouard Glissant, Traité du tout-monde, op. cit., p. 210.
[66] Éloge de la créolité, op. cit., p. 51 ; voir également Édouard Glissant, « …je cite toujours la Caraïbe comme un des lieux du monde où la relation le plus visiblement se donne »…, « Approches », et « D’un baroque mondialisé », Poétique de la relation, Gallimard, 1990, p. 46 et p. 91 .
[67] Dans son hommage à Édouard Glissant récemment décédé, Raphaël Confiant évoque encore « cette cage dorée à l’intérieur de laquelle nous dépérissons depuis un demi-siiècle sans même nous en rendre compte », Antilla, n° 1442, 10 février 2011, p. 6. C’est dire que l’analyse du Discours antillais est toujours valide de son point de vue.
[68] Jean Bernabé, « La créolité, problématiques et enjeux », Créoles de la Caraïbe, sous la direction d’Alain Yacou, Karthala, 1996, p. 206.
[69] Une historicisation des différentes formes de créolisations est nécessaire. Ainsi, la créolisation n’a pas produit les mêmes effets en Martinique et en Guadeloupe où les békés ont été décapités au moment de la Révolution, en Haïti d’où les Blancs ont été refoulés après 1804, au Brésil, en Guyane où des populations indiennes sont nombreuses et où l’arrière-pays a rendu possible un marronnage puissant, à Trinidad où les populations venues de l’Inde au XIXème siècle sont aussi nombreuses que les populations noires issues de la traite et où les Anglais ne se comportaient pas comme les Français dans leurs colonies, etc. Si le phénomène de créolisation a des traits communs dans les grandes villes du monde entier, encore faut-il en faire l’analyse de près.