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Guadeloupe, l’après LKP : Anticolonialisme, identité et vie quotidienne

Ary Gordien
Ary Gordien est actuellement post-doctorant au Cercle d’Etudes sur le Racisme et l’Antisémitisme, au sein duquel il travaille sur les mouvements antiracistes du département de la Seine-Saint-Denis. Sa thèse de doctorat porte sur le nationalisme la race et l’ethnicité en Guadeloupe. Au sein du projet Repairs de l’Agence Nationale de la Recherche, une (...)

citation

Ary Gordien, "Guadeloupe, l’après LKP : Anticolonialisme, identité et vie quotidienne ", REVUE Asylon(s), N°11, mai 2013

ISBN : 979-10-95908-15-9 9791095908159, Quel colonialisme dans la France d’outre-mer ? , url de référence: http://www.reseau-terra.eu/article1275.html

résumé

Trois ans après la forte mobilisation populaire autour du Liyannaj Kont Pwofitasyon (LKP), le présent article se propose de revenir sur la critique anticolonialiste sur laquelle s’est fondée la grève de 44 jours de 2009 contre la « vie chère ». Les « voies et moyens » préconisés par les partis politiques et syndicats au sein du LKP (indépendance, autonomie, investissement des urnes ou non) seront analysés à partir d’un examen des discours officiels (via les meetings, supports de propagande et interviews) et récits identitaires formulés et/ou mobilisés (nationalisme, créolité, afrocentrisme). Les récits de vie des militants ainsi qu’une ethnographie des représentations du politique et de l’ethnicité dans la vie quotidienne permettront en outre de comprendre les modalités de réceptions individuelles des idéologies « anticolonialistes » allant de l’engagement militant total au scepticisme voire au rejet.

Mots clefs

La forte mobilisation des Guadeloupéens durant 44 jours auprès du collectif Liyannaj Kont Pwofitasyon [1] au début de l’année 2009, constitue l’un des principaux événements de l’histoire contemporaine de la Guadeloupe. Plus qu’une revendication sociale et économique contre la « vie chère », ce mouvement regroupant organisations syndicales, politiques (d’extrême gauche, et « nationaliste »/« patriotique » [2] pour la grande majorité) mit plus ou moins explicitement sur l’agenda politique la double question des limites du statut institutionnel de l’archipel et celle de la reconnaissance de l’identité culturelle. Ces deux aspects ressurgissent de manière récurrente dans l’histoire politique de l’archipel et ce avant même son intégration aux institutions républicaines et l’émergence quasi concomitante d’une forme de revendication « proto-nationaliste » [3]. Ils transparaissent par ailleurs à travers l’équivocité des paroles du désormais célèbre hymne LKP que scandaient les manifestants en 2009 : « la Gwadloup sé ta’nou/la Gwadloup sé pa ta-yo/yo pé ké fè sa yo vlé adan péyi-a’nou » (La Guadeloupe nous appartient, elle ne leur appartient pas, nous ne laisserons pas faire n’importe quoi dans notre pays) et sont regroupés par le truchement de la mobilisation du passé esclavagiste et colonial.

A travers cette critique anticolonialiste, l’histoire est mobilisée comme facteur explicatif du social. Le « racisme d’État », les inégalités entre différents groupes socio-raciaux et surtout le pouvoir économique des « Blancs », qu’ils soient descendants de colons - guadeloupéens (blan péyi) ou martiniquais (béké) [4]- ou métropolitains sont dénoncés. Bref la « pwofitasyon » est présentée comme l’héritage du passé esclavagiste et justifierait donc l’utilisation du prédicat de « néo/postcolonial » (voire de « colonial » tout court) de la société guadeloupéenne. En l’absence d’une définition univoque du colonialisme, toute analyse anthropologique de la question s’avérerait particulièrement malaisée. Aussi le présent article suggère-t-il une analyse des critères à partir desquels le colonialisme est défini par le mouvement de 2009. Quels sont les ressorts de la dénonciation anticolonialiste et anticapitaliste du LKP et quels sont les solutions préconisées et projets portés pour combattre le colonialisme ainsi dénoncé ? Comment cette critique et les alternatives proposées, sont-elles reçues par la population ?

La sortie du statut institutionnel de « colonie » ayant pris en Guadeloupe la forme d’une intégration formelle à la future/ancienne métropole en 1946, les dénonciations du colonialisme y intègrent depuis lors des revendications égalitaires et identitaires a priori contradictoires. Plus de 60 ans plus tard, le LKP a mis en avant un certain nombre de dysfonctionnements et d’inégalités qui seraient propres au statut de Département d’Outre mer. Revendiquer simplement l’égalité économique et sociale effective serait synonyme d’intégration accrue et d’abandon du projet nationaliste. La question de la dépendance économique resterait en outre entière tout comme celle de la reconnaissance d’une spécificité culturelle voire d’une « identité nationale » guadeloupéenne. Se débarrasser de « la tutelle française » pour être reconnu comme culture/peuple/Etat nation souverain, maître de son destin et surtout de son économie, entraînerait la fin d’un certain nombre de bénéfices économiques et sociaux. Se pose par ailleurs la question du type d’indépendance ou d’« émancipation » à concevoir en ce début de 21ème siècle.

A partir des données ethnographiques recueillies [5] lors d’enquêtes réalisées entre juin 2009 et septembre 2011, le présent article propose donc une analyse des solutions préconisées par les leaders et militants d’organisations anticolonialistes et anticapitalistes pour résoudre ce qui s’apparente à une aporie politique. Cette critique anticolonialiste portée en 2009 par le LKP (I) étant en partie fondée sur l’idéologie du mouvement nationaliste guadeloupéen des années 1960-1980, je commencerai par retracer la généalogie de ce nationalisme anticolonial (I.1). Cette mise en contexte permettra de mieux apprécier les spécificités d’une critique anticolonialiste se déclinant en deux temps. Elle s’attaque en effet la dimension à la fois politico-économique (I.2) et symbolique/culturelle (I.3) du « colonialisme » qu’elle vise. J’analyserai dans un second temps les solutions préconisées en vue d’une « émancipation » (II). Selon une même dialectique culture/politique, les différentes organisations du camp anticapitaliste/anticolonialiste s’opposent d’une part quant aux « voies et moyens politiques » de cette émancipation (II.1) et d’autre part (certes de manière quelque peu moins explicite) sur la définition de l’« identité » guadeloupéenne (II.2). Malgré la popularisation de la rhétorique nationaliste (a) Les théories de l’afrocentricité d’une part (b) et du métissage de l’autre (c) compliquent en effet davantage encore la définition d’une « nation » (et partant du projet politique nationaliste) dont les fondements théoriques s’avéraient déjà problématiques. Je m’interrogerai enfin sur l’impact de ces discours formalisés en m’intéressant à leur diffusion et réception dans le reste de la population (II.3).

I - Liyannaj kont Pwofitasyon : la nouvelle critique anticolonialiste

En décembre 2008, l’Union Générale des Travailleurs Guadeloupéens (UGTG) [6] projette de lancer un mouvement de grève en réponse à une hausse sensible des prix des carburants. Ce qui s’annonçait comme une protestation syndicale de plus - prenant le relais des revendications similaires portées à la Guyane - a néanmoins connu un tout autre destin. Elie Domota, secrétaire général de l’UGTG prend l’initiative de joindre à ce mouvement de protestation, l’ensemble des syndicats ainsi que des partis politiques et associations qu’un « sentiment anticolonialiste et anticapitaliste » rassemble. C’est ainsi que naît le collectif Liyannaj Kont Pwofitasyon (LKP) qui, loin de se cantonner à la question de la hausse des prix du carburant et l’opacité dans laquelle ceux-ci sont fixés, dénoncera tout un « système de pwofitasyon ». Le LKP connaîtra le succès que l’on sait aujourd’hui pour des raisons que ne s’expliquent ni les observateurs ni les acteurs du mouvement eux-mêmes. Si certains leaders y voient le résultat d’un travail d’une part, de rassemblement du camp des « patriotes » depuis les années 1990 et d’autre part, de conscientisation « des masses », la totalité d’entre eux affirment avoir été complètement surpris par l’ampleur d’une mobilisation spectaculaire qu’ils n’avaient pas prédite. S’agissait-il de l’expression d’un « ras-le-bol » général caractéristique de ces nouvelles formes d’action politique contemporaines spontanées, sans slogan, mot d’ordre ou objectif stratégique ? Il serait aventureux de l’affirmer a posteriori. Néanmoins, en m’entretenant avec les acteurs après les événements de 2009 et en analysant les outils de propagande (discours, tracts, slogans), il apparaît clairement que la « protestation LKP » repose initialement sur une critique anticolonialiste et anticapitaliste dont les fondements sont généalogiquement (en termes d’histoire des organisations qui le composent et de théorie) nationalistes. Aussi, dans une rhétorique proche de celle utilisée par le mouvement nationaliste dans les années fin 1970 début 1980, période de son apogée, le « colonialisme » est-il dénoncé aujourd’hui en Guadeloupe. Afin de cerner le fondement de la critique anticolonialiste et anticapitaliste du LKP je commencerai par retracer la généalogie du mouvement nationaliste en le resituant dans l’histoire politique plus générale de la Guadeloupe.

1. Généalogie du LKP : Les héritages du mouvement nationaliste guadeloupéen

Département d’outre-mer depuis 1946, la Guadeloupe forme partie intégrante du paysage politique français. A ce titre le territoire est bien évidemment régi par les institutions françaises. La seule particularité tient à la superposition sur le même territoire des collectivités régionale et départementale. Dans cette région « mono-départementale », les partis politiques républicains ainsi que la plupart de ceux d’extrême gauche et d’extrême droite sont aujourd’hui représentés sur le plan local. Il existe plus ou moins en marge des institutions, des partis politiques prônant une évolution institutionnelle voire statutaire allant dans le sens d’une autonomie accrue ou de l’indépendance. Un « mouvement de masse » notamment incarné par le syndicat indépendantiste l’UGTG, prône quant à lui le boycott des élections et la grève insurrectionnelle. Ce paysage politique complexe est le résultat d’une histoire de colonisation et de sortie de ce statut colonial toutes deux relativement originales comparativement au reste de la région Caraïbe. Je retracerai cette histoire afin de mieux situer l’émergence d’une revendication nationaliste anticoloniale dans l’archipel.

Comparée au colonialisme anglais, la colonisation française est définie comme étant particulièrement inspirée par le projet impérial centralisé et assimilationniste de la Rome antique [7]. Les « vieilles colonies » offriraient à cet égard un exemple éloquent de la politique coloniale française. Ces pratiques politiques influèrent nécessairement la nature des rapports entretenus avec les colons et colonisés. Aussi, pour ce qui concerne la Guadeloupe, les premières revendications portées par les « libres de couleurs » [8] et colons pour une assimilation législative, remontent au moins à la période révolutionnaire [9]. La révolution de 1848 fut l’occasion pour les républicains radicaux de faire passer leurs revendications égalitaires comme en atteste le décret d’abolition de l’esclavage de Victor Schœlcher qui fait des anciens esclaves et libres de couleurs des citoyens français « paradoxaux » [10] puisque encore colonisés. Après le Second Empire, la IIIème République proclamée, les institutions républicaines sont solidement implantées en Guadeloupe. Entre la fin du XIXème et le début du XXème siècle, les actions et revendications politiques de la majorité de la population d’ascendance servile ou dite « de couleur » [11] ne contredisaient pas véritablement les principes assimilationnistes. Tout au plus, semblent-ils refléter, avec notamment l’émergence d’une élite politique « nègre » , les tensions raciales entre Blancs et Mulâtres d’une part et Mulâtre et Nègres de l’autre voire entre travailleurs Indiens et descendants d’esclaves ».

Dans l’immédiate après-guerre, la loi dite d’assimilation défendue par les leaders des fédérations du Parti Communiste Français des « quatre vielles colonies » incarnera, au moins officiellement, le parachèvement de ce processus. Les effets de la départementalisation prendront quelques décennies à se faire véritablement sentir et bientôt ses défenseurs dénonceront la persistance d’inégalités et l’aspect acculturant de l’assimilation. Ces revendications continuent à exiger l’égalité au nom de l’idéal communiste sans remettre en cause fondamentalement le lien avec la France. Toutefois, dans les années 1950, les prises de position pour une forme d’autonomie s’accompagnent de revendications pour la reconnaissance du statut de peuple et d’une « personnalité guadeloupéenne ». Dans le contexte de la décolonisation, cette « prise de conscience » d’une altérité/identité culturelle spécifique vis-à-vis de la mère patrie semble avoir été le moteur de revendications nationalistes balbutiantes.

Les « pères fondateurs » du nationalisme guadeloupéen font en effet tous référence à la guerre froide et aux luttes de libération nationale. Avant toute théorisation idéologique, les expériences de décolonisation d’Afrique ou d’Asie auraient irrésistiblement conduit ces futurs leaders et militants à prendre position politiquement questionnant ainsi leur propre situation politique et ce qu’ils sont au plus profond d’eux-mêmes. Comme le décrit l’auteur afro-américain James Baldwin au sujet de ses séjours répétés à Paris dans les années 1950-1960 [12], il fallait en ce temps-là être Algérien ou Français, colonisé ou colonisateur, dominant ou dominé. Ce binarisme alimenté par une lecture marxiste du social ne laissant pas de place à l’entre-deux, conduit justement à un questionnement identitaire sur ce « Nous colonisé ». Aussi ces « pères fondateurs » mentionnent-ils rarement voire jamais, un racisme dont ils furent directement les victimes ou les témoins indirects. Ils font davantage référence à une quête identitaire et à une révélation ou « prise de conscience » : contrairement à ce qui leur avait été enseigné, « ils n’étaient pas Français ».

C’est alors que l’assimilation est définie comme synonyme d’aliénation, « forme suprême de colonisation » [13]. Ce qu’a produit sur le plan culturel et social la colonisation française, à savoir non seulement des sociétés insulaires à la culture parfois qualifiée d’« africaine », mais aussi des citoyens jouissant pour certains d’un statut social confortable de fonctionnaires, est vécu comme une aberration historique, une atteinte à la dignité humaine, au droit à être reconnu comme un peuple à part entière. Le passage à l’acte, l’engagement à proprement parler se réalise dans les milieux estudiantins de la France « continentale » sous l’influence des mouvements nationalistes anticoloniaux. L’Association Générale des Etudiants Guadeloupéens (AGEG) créée en 1928 prendra position pour l’indépendance nationale. Le Groupe d’Organisation Nationale de la Guadeloupe (GONG), dont l’objectif explicitement affiché consistera à tout mettre en œuvre la révolution nationale, a ensuite créé en 1963. L’engagement politique prend parfois la forme d’une solidarité totale poussant une minorité de militants Guadeloupéens, Martiniquais et Guyanais tels que le nationaliste Guadeloupe Roland Thésauros, que j’ai interviewé à deux reprises, à épouser la cause algérienne à l’instar du penseur et activiste martiniquais Frantz Fanon. Ces engagements ne semblent néanmoins pas représentatifs des aspirations de la majorité des guadeloupéens. Alors que persiste de grandes inégalités dans l’archipel, une classe moyenne de fonctionnaires notamment découvre la société de consommation ainsi qu’un certain nombre d’avantages.

Une fois implantés dans l’archipel, les militants du GONG tenteront de lier les considérations identitaires et politiques du nationalisme naissant aux contestations sociales en milieu ouvrier. Le GONG verra dans un mouvement de grève des ouvriers du bâtiment ainsi que dans une altercation raciste entre un commerçant blanc et un modeste artisan noir quelque peu marginalisé deux occasions de se rendre visible en participant ouvertement à certaines manifestations. Les propos racistes qu’aurait tenus le représentant du patronnant Georges Brizzart (« Quand les nègres auront faim, ils remprendront le travail ! ») embraseront la Guadeloupe. Dans un contexte que beaucoup d’informateurs ayant vécu cette période décrivent comme militaire du fait du quadrillage de Pointe-à-Pitre par les Forces armées, s’ensuivra une violente campagne de répression qui débouchera sur les événements de mai 1967 [14]. Si « mai 67 » aura raison du GONG, les années de travail de quelques militants dans la clandestinité qui suivirent, permettront une véritable mise en application des principes maoïstes en milieu ouvrier agricole. Dans les années 1970, seront créés les premiers syndicats nationalistes représentants d’abord les paysans et les ouvriers : l’Union des Travailleurs Agricoles (UTA), l’Union des Paysans pauvres de la Guadeloupe (UPG). De plus en plus de milieux professionnels seront intégrés à ce mouvement, soit parce que touchés par la précarité, soit par adhésion à l’idéologie nationaliste. Ainsi les employés de maison, les « travailleurs de la santé » seront représentés par des sections au sein de syndicats ou par des organisations propres comme ce fut le cas pour les enseignants. Le syndicat UGTG fut finalement créé pour intégrer tout type de travailleurs. Le rôle de ces syndicats consistait à organiser les travailleurs en vue de l’indépendance nationale. Leur rôle était donc initialement éminemment politique. Toutefois fut également créé en parallèle une organisation politique clandestine, le Parti des Travailleurs Guadeloupéens (PTG) d’inspiration marxisto-maoïste qui regroupe la direction du mouvement nationaliste. A la suite de désaccords internes (Cf. Infra) quant aux orientations à suivre, l’Union Populaire pour la Libération de la Guadeloupe (UPLG) sera créée en 1978.

Le projet nationaliste et sa mise en exécution par le biais de la mise en place de ces organisations sont légitimés par la « prise de conscience » d’une altérité vis-à-vis de la « mère-patrie ». Cette « identité nationale » doit coïncider avec une entité politique, d’où la revendication d’autonomie ou d’indépendance. L’immersion des leaders du GONG dans ce milieu plus ou moins bien connu de ces relativement jeunes hommes, où l’on parle exclusivement le créole et pratique des danses et musiques, quasi inexistantes dans certains milieux, leur offre un matériau sur la base duquel pourra se définir une « identité nationale ». On parle alors de tradition et de culture authentique qui commencent à peine à être « gagné(es) par l’aliénation », s’opposant au folklorisme, à l’imagerie « coloniale » légère et pittoresque dite "doudouiste" qu’incarnerait par exemple la biguine popularisée quelques décennies auparavant [15]. Fondée sur la définition de Staline [16], la nation guadeloupéenne ainsi définie transcende officiellement les appartenances « raciales » et culturelles, la « communauté [nationale] n’étant ni de race ni de tribu » [17]. Néanmoins, sans doute dans une recherche d’altérité totale, les éléments culturels retenus par les leaders nationalistes font tous référence aux manifestations d’une culture neg [18] alors qu’apparaissent les premières revendications pour la reconnaissance des éléments culturels indiens en marge du mouvement nationaliste dans les années 1960/1970.

Aussi, cette rencontre entre paysans et militants érudits nationalistes a offert aux leaders nationalistes la possibilité d’ancrer les idéaux et concepts empruntés aux luttes de libération nationale chinoise, algérienne ou autre dans une réalité sociale et culturelle "sauvagement guadeloupéenne". Du point de vue non seulement des ouvriers agricoles et paysans pauvres mais aussi des travailleurs de maison et ouvriers des bourgs et agglomérations, l’adhésion à la critique marxiste anticolonialiste semble opérer après qu’un lien a été subjectivement établi entre l’expérience de misère vécue ou perçue, l’aspiration à améliorer son sort et/ou celui des autres et l’idéologie marxiste. Les syndicats créés offrent des cours d’alphabétisation, de calcul et d’économie élémentaire parallèlement à la propagande marxisto-nationaliste. Ce faisant, si le créole est utilisé à des fins de communication en milieu ouvrier et agricole, il s’agit également d’instiller un sentiment de fierté autour de ce qui deviendra désormais un marqueur de culture et son emploi à l’oral et surtout à l’écrit une caractéristique du mouvement nationaliste. En réaction à la politique de l’Etat central vis-à-vis des parlers régionaux et des valeurs de la bourgeoisie assimilationniste locale, le créole sera enseigné au sein d’associations dédiées à la jeunesse créées dans les années 1970 et 1980 [19]. De la même façon, le Gwo ka et l’histoire de l’esclavage, peu voire pas du tout enseignée à l’époque à en croire les militants, seront également appris. C’est par ce biais que l’idéologie nationaliste ainsi qu’un certain nombre de pratiques propres au milieu militant furent transmises à la génération de certains de ceux qui se trouvent aujourd’hui à la tête du LKP.

2. La pwofitasyon : entre lutte des classes et lutte des races

Le succès du LKP fut en grande partie dû à une utilisation efficace des moyens de communication. Formé aux Jeunesses Ouvrières Chrétiennes (JOC) son médiatique leader, Elie Domota, fait partie des quadragénaires qui étaient encore préadolescents ou jeunes adultes au plus fort du mouvement nationaliste. Ils furent exposés à une propagande précoce dont les héritages se font sentir à travers la rhétorique qu’ils manient. Toutefois en dépit de ces similitudes et continuité, la critique anticapitaliste/anticolonialistes portée et popularisée par le collectif s’est adaptée aux évolutions socioéconomiques. Selon la dénonciation de la pwofitasyon, la dépendance de l’économie insulaire guadeloupéenne aux produits importés surtout de la France hexagonale et de la communauté européenne transitant par un réseau restreint de distributeurs prétendument en situation de quasi-monopole et/ou d’entente, permettrait à des « profitants » de réaliser des marges de façon tout à fait illégale [20]] et immorale « sur le dos » de la population. Durant la crise de 2009, l’augmentation des cours mondiaux impacte directement l’économie guadeloupéenne et notamment les prix. Les consommateurs guadeloupéens constatent une perte subite de leur pouvoir d’achat. C’est alors que sera bientôt mise stratégiquement en avant la question plus générale de la « vie chère » et formulée la revendication d’une revalorisation des bas salaires et des minima sociaux de 200 €. Plus globalement, c’est le « système de pwofitation » qui est dénoncé comme l’incarnation la plus parfaite des effets pervers d’un colonialisme moderne se manifestant dans les structures même du département d’outre-mer.

En vue de défendre son prestige ainsi que ses propres intérêts géostratégiques, « la France » maintiendrait, voire organiserait, par l’intermédiaire des élus locaux bwa-bwa (pantins) et de sa presse bourgeoise locale, la pwofitasyon, l’exploitation des classes dominantes/monopoles sur celles de travailleurs. Le Guadeloupéen se trouve ainsi dépossédé de sa terre et exclu du circuit économique. Véritablement aliéné, « le Guadeloupéen » n’a d’autre choix que de subir la « vie chère » et ne peut exercer aucun contrôle sur l’économie réduit qu’il est à l’état d’« esclave de la consommation ». Comme semble attester cette dernière métaphore que j’emprunte à Frédéric, jeune militant du LKP de 20 ans, outre la mémoire des campagnes répressives passées et la dénonciation de la « répression syndicale permanente », la question de l’héritage du passé esclavagiste et colonial se trouve véritablement au cœur de la dénonciation de la pwofitation. La variable « raciale » est introduite dans une critique marxiste afin de dénoncer des torts perçus comme étant inhérents à la société guadeloupéenne. Aussi le LKP met-il l’accent bien davantage (et de manière beaucoup plus explicite et idéologique) que le mouvement nationaliste des années 1970-1980 sur la surreprésentation de certains groupes « raciaux » aussi bien du côté du patronat/profitants que de celui des travailleurs. Le LKP rompt ainsi dans une certaine mesure avec une définition a priori [21] purement stalinienne de la nation (cf. infra) en se référant sans ambages à la « race ». La dénonciation de la pwofitasyon souligne – certes en veillant à ne pas généraliser [22]- la surreprésentation des « Blancs » qu’ils soient créoles de la Guadeloupe (Blan péyi) ou de la Martinique (Béké) ou « métro » dans l’infime minorité des profitants et de l’autre celle des « Guadeloupéens d’origine/ascendance africaine et indienne » majoritaires [23]. Néanmoins, si l’Indien (jusque-là « oubli(é) de l’histoire » [24] nationaliste) est explicitement mentionné, le racisme dénoncé renvoie systématiquement à celui du « blanc » envers le « noir ». Elie Domota dénonce le racisme d’Etat se traduisant par une discrimination raciale systématique notamment dans la fonction publique ou les nuances de couleurs (du plus foncé au plus clair) correspondraient à la structure hiérarchique. La surreprésentation patente de métropolitains pour ce qui concerne « les postes à haute responsabilité » ainsi que dans le domaine de la justice et de la police, est retenue comme preuve de la persistance d’un « racisme officiel ».

En plein mouvement de grève, la diffusion sur Canal Plus du documentaire « les Derniers maîtres de la Martinique » centrera davantage encore l’attention médiatique sur la question békée. Parmi les scènes de ce film de Romain Bolzinger [25] qui ont le plus marqué les esprits, celle d’un groupe d’entrepreneurs békés martiniquais entrant dans les palais de l’Elysée sans se soucier d’avoir à présenter une pièce d’identité au gardien. On y voit également, Alain Huygues Despointes, présenter fièrement son arbre généalogique expliquant que « [sa famille] a voulu préserver la race » après avoir affirmé ne pas apprécier les résultats imprévisibles et non « harmonieux » du métissage entre Noirs et Blancs. Ces propos déclencheront une vague d’indignation en Guadeloupe et Martinique ainsi que de certains mouvements associatifs antillais ou « noirs » de France continentale, accentuant l’aspect racial du conflit. De même, au moment où le mouvement LKP commençait à perdre de son influence, ce qui a été médiatiquement retenu comme un « dérapage raciste » fut une phrase prononcée par le porte-parole du mouvement faisant directement référence aux Békés : « nou pé’é lésé on bann béké rétabli lesklavaj an Gwadloup ! » (« On ne laissera pas une bande de Békés rétablir l’esclavage en Guadeloupe ! »). J’ignore quelle fut l’issue de la plainte pour incitation à la haine raciale portée contre le leader indépendantiste après que le philosophe blan péyi Edouard Boulogne a adressé le 6 mars 2009 une lettre ouverte au préfet Jean-Michel Prêtre.

Concernant les Blan Péyi, l’on constate que, alors que les noms des familles békés (et partant martiniquais) Hayot et Despointes étaient cités à l’envi par les militants du LKP pour dénoncer la pwofitation, des familles de Blancs créoles de la Guadeloupe furent également citées lors d’un meeting du LKP qui s’est tenu le 14 octobre 2011. L’affaire démarra à la suite de la publication dans le journal nationaliste en ligne Caraib Creole News (CCN) [26] d’un article dénonçant les prix particulièrement élevés pratiqués par l’enseigne Hyper Casino dans la commune de Basse-Terre gérée par le grossiste Nouy issu d’une famille blan péyi « bien connue de la région ». Cette société d’économie mixte (SEM) détenue par le conseil régional à hauteur de 79% et par des capitaux privés à 21%) est en partie gérée par le grossiste Nouy. Selon le Bureau d’Etudes Ouvrières (BEO) organisme créé à la suite de la grève de 2009 par Alain Plaisir (cf. supra) dont l’objectif consiste à relever et comparer les prix, ceux pratiqués par l’enseigne seraient plus élevés que partout ailleurs en Guadeloupe alors que l’opération avait précisément pour but, par le truchement de la participation de la collectivité régionale, de permettre de vendre à des prix moins élevés. Le 14 octobre dernier devant le palais de la mutualité (point de rassemblement du LKP depuis 2009), Elie Domota prononçait un discours incendiaire dénonçant le « rééquilibrage de la pwofitasyon » réalisé par l’ancien président de région Victorin Lurel. Après avoir cité les noms des membres du conseil d’administration de la SEM (Blan péyi pour la plupart) et souligné les liens de parenté qui les unissent, il accusera ironiquement Victorin Lurel d’avoir placé des « petits Blancs guadeloupéens » de la Basse-Terre dans une situation analogue à celle des Békés martiniquais qui « marchent sur le dos » des Guadeloupéens de la Grande-Terre, par souci d’équité.

Bien que (fait intéressant) l’affaire ne suscita aucun remous dans la population et qu’une véritable recherche reste à être conduite sur les fondements de ces accusations précises [27], le fait même que la critique soit formulée en ces termes revêt une importance en soi. La dénonciation du système pwofitasyon relie en effet les implications sur le plan social d’un système économique présenté comme injuste à celle la question de la « race ». A travers ces discours, il semble que la persistance du racisme et de la discrimination (en somme de l’inégalité fondamentale) de statut fondée sur la « race » - est une preuve de l’incapacité (ou de la non volonté) de la France de reconnaître non seulement politiquement mais aussi culturellement les rejetons de son passé colonial. De l’économique et du social, on en arrive à des considérations d’ordres symbolique et culturel. L’assimilation républicaine est ainsi dénoncée comme le vernis d’un néocolonialisme, puisqu’elle tolère voire consolide les inégalités raciales, mais aussi comme une « violence symbolique » puisqu’elle ne reconnaît pas les Guadeloupéens « pour ce qu’ils sont ».

3. Assimilation/aliénation, la colonisation des esprits

Si la rhétorique anticapitaliste anticolonialiste met l’accent sur les continuités avec le passé colonial et esclavagiste, les différents leaders et militants s’accordent également sur le constat selon lequel « la réalité n’est plus la même ». La Guadeloupe est passée en l’espace de quelques décennies d’une économie dont un nombre non négligeable d’emplois dépendaient encore pratiquement jusqu’à la fin des années 1980 à une industrie sucrière agonisante à un système essentiellement fondé sur la consommation. Beaucoup de militants nationalistes relèvent eux-mêmes l’évolution des catégories socioprofessionnelles auxquelles appartiennent non seulement les leaders mais aussi (et peut-être surtout) la base des syndiqués à l’UGTG. En quelques décennies, d’« ouvriers agricoles » cette population fut remplacée par des employés du secteur public et privé. L’amélioration du niveau de vie moyen entre l’émergence du mouvement nationaliste et la période actuelle ainsi que certains acquis obtenus justement du fait de fortes mobilisations syndicales indépendantistes en domaine ouvrier agricole (réforme foncière [28]) mais aussi pour ce qui concerne les employés des secteurs privés et publics [29] ont entraîné une modification des rapports de force et partant des revendications politiques et syndicales. Si la situation continue à être définie comme coloniale la nature de ce colonialisme est redéfinie. Le système de pwofitasyon, le racisme d’Etat et la répression syndicale sont dénoncés comme les manifestations contemporaines du colonialisme, ce dernier est néanmoins essentiellement dénoncé comme opérant d’abord sur « les consciences ». La question identitaire semble être exacerbée. Le « démounaj  » (dépersonification), l’aliénation, la négation d’un passé, d’une histoire et d’une culture sont constamment les objets d’une telle dénonciation. On distingue le colonialisme brutal et violent des années 1960 en expliquant que le néocolonialisme opère sur les esprits. Cinquante ans plus tard, tout comme les pères fondateurs, les militants nationalistes considèrent l’assimilation comme la « forme suprême de colonisation » [30].

En faisant croire au colonisé qu’il est français tout en s’assurant qu’il n’atteigne jamais cet idéal, le système assimilationniste français serait responsable du manque de solidarité entre Guadeloupéens et de leur impossibilité d’élaborer un projet politique émancipateur. Aussi la colonisation et l’esclavage seraient-ils responsables de la division entre les « Neg  » en Guadeloupe et au-delà dans la « Diaspora ». La négation de l’histoire de l’esclavage et de la répression sanglante de mai 1967 serait responsable de l’ignorance des Guadeloupéens de ce qu’ils sont. Le système occidental érigé comme seul modèle les pousseraient en outre à se croire supérieurs à leurs « frères » haïtiens ou africains. A maintes reprises, dans les scènes de la vie de tous les jours, ai-je eu l’occasion d’entendre des récits identiques voire stéréotypés concernant les rapports des « neg » au travail et tout particulièrement à la hiérarchie avec leurs semblables. Les cadres Guadeloupéens « noirs » seraient plus autoritaires et méprisants envers leurs salariés alors que ces derniers se montreraient beaucoup moins enclins à respecter la fonction et l’autorité de leur supérieur de « même couleur ». Une éminente élue socialiste me racontait avoir été confrontée à ce même type de comportements. Lassée d’entendre parler d’esclavage de manière « victimaire », elle estime pour sa part que « (les Guadeloupéens sont) les premiers racistes ». Elie Domota considère quant à lui que c’est « sa yo mété an tèt-an-nou » (« ce qu’ils ont mis dans nos têtes »). Cette formule souvent utilisée dans différents contextes pour critiquer le pendant symbolique et culturel de la colonisation française n’est pas sans rappeler les travaux de Frantz Fanon [31] et la thèse de l’aliénation. Selon Christine Chivallon [32], les travaux de Francis Affergan [33] et d’Edouard Glissant [34] publiés dans les années 1980 s’inscriraient dans une logique similaire. Les sociétés antillaises seraient dans l’incapacité de réaliser pleinement leur destin historique de peuple dans la mesure où leur histoire n’est faite que de « dépossessions » successives. Du fait du Transbord, de l’esclavage et de la départementalisation, les sociétés antillaises se trouvent dans l’incapacité de reconstruire une mémoire ou de revendiquer le statut de nation [35]. Plus que partout ailleurs, aucune identité propre ne peut être proclamée sans référence continuelle à l’Altérité totale qu’incarnerait l’ancien bourreau devenu mère-patrie. Dans les écrits d’Affergan et de Glissannt mentionnés par Chivallon, la géographe laisse entendre que le diagnostic des auteurs s’avérent relativement « pessimiste ». Sous la plume de Fanon et dans la rhétoriques des militants anticapitalistes et anticolonialistes, le constat de l’aliénation visent surtout à déclencher une prise de conscience et déclencher un passage à l’action politique.

II – Les voies de l’émancipation culturelle et politique : propositions et désaccords

La critique anticolonialiste et anticapitaliste réactualisée par le LKP se décline en deux aspects souvent conjugués. Elle porte d’une part sur les méfaits matériels tangibles d’un système politico-économique qui serait hérité de la période esclavagiste et coloniale et de l’autre sur la forme d’acculturation persistante (assimilation/aliénation) qui serait caractéristique de ce système. En 2009, de nombreux symboles de cultures (créole, le gwo ka et les produits de terroirs) furent mis en avant avec notamment la participation de groupes carnavalesques dont Akiyo, l’un des plus influents. L’affirmation et la mise en scène de la culture guadeloupéenne apparaissent ainsi comme des réponses à l’« assimilation/aliénation ». Si la revendication identitaire s’avère être une question éminemment politique à travers la rhétorique LKP, il a été un temps, difficile de déceler une stratégie claire et unanimement partagée visant à mettre un terme à la pwofitasyon dénoncée au sein du collectif. Cela semble révéler, sinon une impasse, une difficulté de taille qui se pose à l’ensemble du camp patriotique/nationaliste après l’effondrement du mouvement dans les années 1980.

La population ayant à moult occasions exprimé son opposition à tout projet autonomiste et indépendantiste ainsi que son attachement à des bénéfices et à un niveau de vie que lui permettent le cadre institutionnel actuel, comment dès lors proposer un projet d’émancipation de la « tutelle française » qui lui garantisse un niveau de vie au moins égal à celui-ci ? Outre cette dernière question d’ordre purement matériel, l’opposition populaire interroge sur l’existence d’une « conscience nationale ». La politisation de l’identité ayant cessé d’être le monopole du camp anticapitaliste/anticolonialiste pour s’élargir désormais à la quasi totalité de la classe politique guadeloupéenne [36], ce terme n’est pas à entendre simplement comme sentiment collectif d’appartenance à une culture guadeloupéenne mais bien comme volonté de construire un destin commun en tant que peuple ou État-nation émancipé. J’exposerai donc ici les divergences qui scindent le camp anticapitaliste/anticolonialiste aussi bien quant aux stratégies et moyens politique d’accéder à l’émancipation [37] que pour ce qui concerne les manières collectives et individuelles de définir l’« identité culturelle guadeloupéenne ». Le premier aspect semble a priori plus proprement politique en tant qu’il concerne le mode d’action et les stratégies politiques à adopter vis-à-vis des institutions républicaines. Le second lui est en revanche consubstantiellement et dialectiquement lié puisqu’il prétend poser et légitimer l’action politique sur des critères de guadeloupéanité et partant sur des fondements culturels. J’exposerai donc les débats et désaccords sur le plan de la stratégie politique pour ensuite les lier avec les questionnements théoriques individuels et collectifs sur la définition d’une identité guadeloupéenne.

1. Le LKP une unité fragile ? Opposition quant aux « voies et moyens » de l’émancipation

La forte mobilisation autour du LKP ainsi que l’espoir soulevé a surpris jusqu’à ses principaux organisateurs. Si bien qu’ils diagnostiquent a posteriori un sentiment de surprise et d’euphorie suscité par ce succès ainsi qu’une gestion difficile des événements imprédictibles de l’après mobilisation. Au lendemain du mouvement ainsi que trois ans plus tard, les questions soulevées, les critiques et revendications quasi unanimement reconnues comme fondées et légitimes demeurent. Néanmoins, si les leaders du mouvement choisirent stratégiquement de n’exprimer aucune velléité autonomiste ou indépendantiste en 2009 (et dans une bien moindre mesure aujourd’hui) la question des moyens politiques préconisés afin de lutter effectivement contre les injustices dénoncées devaient à termes être irrémédiablement évoquées. Conformément à la critique de la pwofitasyon, le LKP avait logiquement pour mission et objet de trouver des solutions ou alternatives au « néocolonialisme ». Cela concernerait donc la modification des rapports économiques et sociaux/ « raciaux » et, de manière plus ou moins concomitante, l’évolution institutionnelle voire statutaire du lien avec la France hexagonale. C’est alors qu’au delà de l’unité et au consensus affiché, des oppositions historiques entre organisations (ainsi qu’entre personnes) quant aux « voies et moyens » à choisir en vue de s’« émanciper », refirent surface près d’un demi-siècle plus tard. Les désaccords quant à la stratégie politique, qui avaient entrainé l’effondrement du mouvement nationaliste et plus précisément celui de l’Union Populaire pour la Libération de la Guadeloupe (UPLG) dans les années 1980 [38], opposa dès 2009 les organisations au sein du LKP. Le statut de DOM étant dénoncé comme (post/néo) colonial, comment agir politiquement en son sein ? Est-il d’ailleurs utile ou souhaitable de le faire ? Est-il possible d’agir stratégiquement dans les institutions républicaines en refusant d’appartenir à la communauté civique et culturelle française ? Quels moyens d’actions politiques alternatifs existent-ils ? Deux tendances semblent ainsi assez nettement se distinguer. J’utiliserai pour les distinguer les prédicats utilisés par les uns pour délégitimer les autres. Aussi me référerai-je aux « électoralistes » d’une part et aux « agitateurs politiques » de l’autre.

Le parti nationaliste historique, l’UPLG s’est désormais allié au Parti Communiste Guadeloupéen ainsi qu’à trois autres organisations nationalistes/patriotiques (Copagua, FKNG !) ou d’extrême gauche (CIPPA) [39] pour former en 2011 « l’Assises de Forces Patrioques, Anticapitalistes et Anticolonialistes » (AFPACC). Pendant électoral du LKP, ils préconisent une action politique dans le cadre institutionnel actuel se traduisant notamment par un « investissement des urnes » et sont majoritairement favorables à la création d’une nouvelle collectivité guadeloupéenne jouissant d’une autonomie accrue. Bien que ces « électoralistes » jugent le statut institutionnel actuel insatisfaisant, ils estiment qu’il n’existe aucun autre moyen d’exercer la démocratie que les élections représentatives et le référendum. Aussi, selon Roland Thésauros, tête de la liste UPLG en 1992, les nombreux échecs électoraux essuyés depuis leur création doivent-ils être acceptés non seulement comme le désaccord de la population avec leur programme mais aussi (et peut-être surtout) comme leur incapacité à répondre à ses besoins et exigence. « La population » exprime en effet une certaine méfiance envers « les indépendantistes » et semble trouver son compte dans le système actuel ou du moins estime pouvoir au mieux défendre ses intérêts immédiats et au pire s’y « débrouiller » pour joindre les deux bouts. Plus ou moins en marge de l’action électorale, des coopératives et autres organisations agricoles (associations, syndicats) fondées par des militants nationalistes où à la tête desquels l’on trouve des militants de ce mouvement, œuvrent à faire émerger une production agricole locale et ont pour objectif leur activité à l’agro-transformation. Ancien professeur de français reconverti en exploitant agricole, Louis Théodore, ancien de l’AGEG, du GONG, est le membre fondateur de l’essentiel des organisations politiques et syndicales nationalistes, initialement créées pour organiser les travailleurs en vue de l’ indépendance nationale (Cf. Supra.) D’abord créée afin de rassembler les travailleurs agricoles, l’Union des paysans pauvres guadeloupéens (UPG), devenue Union des Producteurs agricoles Guadeloupéens, représente désormais les exploitants agricoles. L’un des principaux artisans de la réforme foncière (qui entraina la redistribution des terres agricoles à une partie des ouvriers), Louis Théodore assume aujourd’hui vouloir poser les bases d’un véritable « capitalisme guadeloupéen » en vue d’une émancipation, projet auquel s’oppose l’autre faction du camp patriotique.

A l’autre extrême du camp anticapitaliste/anticolonialiste, le syndicat indépendantiste UGTG, s’oppose en effet à toute forme de capitalisme. Si elle mobilise dans sa rhétorique l’écologie et préconise la production locale et le développement autocentré elle ne semble pas appuyée dans ce sens par un réseau de producteurs agricoles. Ces éléments idéologiques semblent pouvoir être intégrés à une posture plus générale de rupture avec les schémas de pensée et systèmes occidentaux et plus précisément ici avec le cadre légal français. Ainsi, selon une logique similaire, pour ce qui concerne les modalités de l’action politique, l’UGTG refuse tout recours aux « urnes coloniales » et n’est représentée par aucun parti. Le « système colonial », en tant qu’il n’a pas été conçu pour défendre les intérêts de la majorité des Guadeloupéens, corrompt et ne saurait véritablement tolérer en son sein des éléments contradictoires. Aussi les élections sont-elles perçues comme un mode d’action politique « conventionnel » par le biais duquel l’Etat colonial cherche à « vous domestiquer » selon Elie Domota. Aucune amélioration ne peut donc être espérée d’une gestion des municipalités ou des collectivités régionales et départementales. L’UGTG favorise pour sa part l’« action de masse » ainsi que les espaces « marrons [40] », en dehors des institutions. Il s’agit, grâce à la « mobilisation de masse » d’établir un rapport de force pour « faire plier l’Etat » face aux revendications des travailleurs. L’UGTG oppose donc la légitimité de la rue à celle des urnes et la démocratie directe la démocratie représentative, confisquée par une élite corrompue. Les « électoralistes » et « petits capitalistes », que les partisans de la « lutte de masse » fustigent, ne manquent cependant pas de souligner que les acquis et avantages des travailleurs que ces « agitateurs politiques » défendent n’existent que dans le cadre « colonial » qu’ils dénoncent. Bien qu’il s’agisse officiellement pour l’UGTG d’attiser les contradictions du système « colonial », les « électoralistes » estiment que leur action syndicale renforce la dépendance économique et ne permet pas de porter une solution aux abus dénoncés. Ils arguent notamment que, en accroissant le pouvoir d’achat de toute une partie de la population, l’augmentation des bas salaires de 200 euros revendiquée en 2009 aurait davantage bénéficié à la grande distribution et aux grands capitalistes békés attaqués par le LKP. Enfin, ils accusent le « mouvement de masse » de défendre les intérêts personnels liés aux intérêts de ses propres leaders syndicaux qui auraient trouvé une niche dans la lutte syndicale et n’auraient aucun souci véritable de l’avenir politique et économique de l’archipel. Au milieu de ces discussions quant aux « voies et moyens pour accéder à l’émancipation », le débat posé dans les années 1980 reste donc entier. Faut il « subordonner la lutte des classes à la lutte de libération nationale » ou l’inverse ?

En l’absence de consensus et de véritable projet alternatif, les « électoralistes » tout comme les « agitateurs politiques » doivent faire face à la même réticence de la majorité des Guadeloupéens à appuyer tout projet en vue d’une autonomie accrue et encore plus de l’indépendance. Conscients de cette difficulté, les deux tendances du courant anticolonialiste et anticapitaliste s’accordent sur la nécessité de « conscientiser » c’est-à-dire de « faire comprendre à la population » que, bien qu’une autonomie accrue n’aille pas dans ses intérêts immédiats, l’émergence à terme d’une entité politique guadeloupéenne émancipée du joug « (post/néo)colonial » vaudrait davantage que la somme des intérêts individuels qu’ils défendent actuellement. Outre une simple prise de position pour l’autonomie ou l’indépendance, le projet politique du camp anticolonialiste revêt dès lors une dimension existentielle. Il s’agit de pouvoir exister en tant que « peuple » ou entité culturelle et de faire en sorte qu’un sentiment d’appartenance allant dans ce sens soit instillé au sein de la population. Il convient de s’intéresser à la manière dont sont diffusés les symboles de culture forgés par les nationalistes ainsi que les nouvelles manières de poser la question identitaire.

2. Nation, nationalisme et théories de l’ethnicité

a) Politisation de l’identité et diffusion des symboles de cultures nationalistes

Conformément à la définition qu’en donne Ernest Gellner [41] et en dépit des débats politiques locaux liés à l’utilisation de se prédicat, il semble a priori fondé de qualifier de « nationaliste » le mouvement indépendantiste guadeloupéen des années 1960-1980 et certaines des organisations auxquelles il a donné naissance et qui demeurent plus ou moins actives aujourd’hui. De la lutte armée à la lutte syndicale en passant par les élections, les moyens mis en œuvre en vue de libérer la Guadeloupe de la tutelle française sont en effet idéologiquement justifiés par la persistance d’inégalités héritées de la période coloniale mais aussi et peut-être surtout par l’existence d’une entité culturelle guadeloupéenne d’autant plus revendiquée qu’un colonialisme français assimilationniste tendrait à la nier. En Guadeloupe peut-être plus qu’ailleurs distinguer la « nation » comme modèle de société historiquement daté [42] d’une part du le « récit » ou sentiment d’appartenance communautaire « imaginaire » [43] ou « ethnique » sur lequel il se fonde de l’autre, s’avère particulièrement malaisé. L’aspect le plus critique et problématique du projet de construction nationale semble être à la fois la dépendance économique et politique (héritée de l’histoire coloniale et de la sortie du statut législatif de colonie en 1946) et l’absence de sentiment communautaire propre rompant avec le républicanisme français.

L’ethno nationalisme à inflexion noiriste (plus ou moins marquée selon les organisations) théorisé par les militants nationalistes maoïstes dans les années 1970 s’est largement popularisé dans les années 1980 alors que des tendances panafricanistes et rastafaris (ainsi que le mouvement de l’indianité) émergent parallèlement. De l’avis de la grande majorité des leaders et militants (qui d’ailleurs s’en félicitent), l’une des principales réalisation du mouvement nationaliste fut d’avoir « revalorisé » et « réhabilité » des pratiques populaires jusqu’alors considérées comme des mès a vyé neg [44]. Le Gwo ka fait désormais partie de la culture de masse et n’est plus confiné au milieu paysan et nationaliste à tel point qu’une célèbre marque de téléphonie mobile a choisi de mettre en scène un homme battant le tambour ka. A la télévision et surtout à la radio, le créole est souvent utilisé alternativement au français notamment dans la publicité [45], chose impensable il y a quelques années. La diffusion de ces « manifestations de la culture » est perçue comme un avancement de l’état des consciences voire de l’instillation d’une conscience nationale. Grâce aux mouvements nationalistes, les Guadeloupéens parleraient leur langue, le créole et connaitraient leurs mès é labitid (« traditions et coutumes »). Il semble en effet qu’une diffusion manifeste des idéaux et pratiques nationalistes puissent être objectivement constatées eu égard aux discours de la population. A l’instar de ce qu’Ulrike Zander a pu observer et analyser à la Martinique, l’existence de ce qu’on peut définir comme une « conscience nationale » n’entraîne pas nécessairement l’adhésion massive à un projet autonomiste ou indépendantiste [46]. Les organisations nationalistes guadeloupéennes en sont particulièrement conscientes. La question qui leur est posée est donc celle de la possibilité de transformer cette conscience nationale naissante en une adhésion massive à un projet politique nationaliste.

A l’exception de la référence désormais explicite à la composante « indienne » de la population guadeloupéenne dans les discours d’Elie Domota, l’identité mise en scène et en récit par le camp anticapitaliste/anticolonialiste et au de-là semble toujours faire davantage référence à la composante « noire » de la population et à son histoire. Aussi nombreuses soient les références au passé esclavagiste et colonial, celles-ci semblent moins inscrire la Guadeloupe dans une historicité et dans une profondeur généalogique [47] légitimant une identité collective quelconque que souligner la persistance de la violence et de la douleur suscitées ainsi que les parallèles avec la situation « néocoloniale actuelle ». Les récits d’ordre identitaire semblent davantage se construire au-delà ou en deçà de ce référent « national » qui reste encore indéfini. Ils font en effet appel à une identité noire ou africaine ou alors reconnaissent à travers les concepts de créolité, de métissage ou d’une forme de multiculturalité certaines populations et cultures minoritaires dont notamment les Indo-Guadeloupéens ou Zendyen.

La frontière entre les récits identitaires construits par des intellectuels et/ou militants guadeloupéens (et plus généralement antillais, caribéen ou « noirs-américains » au sens large) d’une part et les théories et concepts forgés afin de rendre compte des réalités de ces sociétés de l’autre tend souvent à se brouiller. Cela ne revient pas bien sûr à considérer automatiquement comme suspects toute théorie ou concept forgés sur ces sociétés. Néanmoins, le fait que ces théories influent sur les processus identitaires individuels et collectifs à l’œuvre en Guadeloupe et puissent être manipulées (quand elles ne sont pas créées) par des acteurs politiques agissant sur le terrain, mérite néanmoins une attention particulière. Par exemple, dans sa monographie de la paysannerie martiniquaise des mornes [48] ainsi que dans sa lecture critique [49] de l’œuvre du sociologue Paul Gilroy [50], Christine Chivallon distingue trois types de théories visant à rendre compte de la spécificité des processus identitaires dans les sociétés antillaises [51]. Outre la thèse dite de l’aliénation [52], s’opposeraient d’une part les théories essentialistes visant à définir une identité noire/africaine et de l’autre celles du métissage et de l’hybridité. Or, l’aliénation, la créolisation (comprise comme créolité ou métissage) et l’afrocentrisme sont bel et bien sinon des théories du moins des catégories utilisées par les militants du camp nationaliste/patriotique qui sont en désaccord sur la manière de définir l’identité guadeloupéenne bien que ces désaccords n’aient pas encore conduits à des oppositions ouvertes. Il est dès lors possible de retracer la généalogie des concepts et catégories pour mieux analyser la manière dont ils sont utilisés en politique en Guadeloupe.

b) Métissage et créolisation

Comme le précise Chivallon [53], les écrits les plus récents d’Edouard Glissant ainsi que ceux du sociologue britannique Paul Gilroy [54] mettent l’accent sur la créolisation, et l’aspect « diasporique » voire hybride de ces sociétés, qui échapperait aux logiques identitaires et de pensée de l’Occident incarnant ainsi une véritable « contreculture de la modernité » [55]. A travers le succès des œuvres de fiction et l’engagement politique affiché des auteurs du Manifeste de la créolité [56], la question du métissage et du caractère créole de l’identité Guadeloupéenne commence à influencer certains discours qu’ils soient officiels ou qu’ils se limitent à des expériences personnelles. Ces théories de la créolité, de l’hybridation et du métissage établissent une analogie entre race et culture. Or, pour des raisons historiques évidentes, le métissage renvoie d’abord dans les sociétés antillaises à la « race » et au phénotype et dans une moindre mesure à la classe sociale. Une analyse de la réception et de ces théories doit donc tenir compte de ces représentations qui leur préexistent. La question du métissage entre Noirs et Blancs ainsi que la classe socio-raciale des « libres de couleur » qu’elle constitua majoritairement n’apparaissent pas dans le récit officiel « nationaliste » même lorsqu’il s’agit de se référer aux héros « nationaux » qui en était issus [57]. De l’avis de mes informateurs et d’après ma propre expérience sur le terrain, les termes mêmes, « mulâtre »/ « milat » ou « la mulatraille » semblent tomber en désuétude dans le langage courant aussi bien en français qu’en créole. Pour la génération de quinquagénaires ces termes se référent à la fois à un phénotype dont la définition et les critères retenus varient d’un interlocuteur à l’autre (peaux claires et/ou cheveux moins crépus que bouclés voire ondulés et/ou traits fins) et une condition sociale (classe de familles aisées, endogames, des bourgs et villes portant le stigmate physique de leur métissage). Aussi un leader sexagénaire neg du LKP évoque-t-il sa première confrontation avec la "mulatraille pointoise" comme épisode décisif de sa « prise de conscience ». J’ai également eu l’occasion d’entendre un autre militant âgé de 52 ans qualifier de « petit mulâtre arriviste » un responsable associatif guadeloupéen, dissident du mouvement nationaliste. Si ces deux exemples semblent montrer la persistance de tensions sociale et raciale un autre semble attester de l’évolution des pratiques langagières reflétant une évolution sociale. Lors d’un échange informel, une jeune fille de 15 ans interrogeait son père sur la signification du terme « mulâtre » après qu’un camarade plus âgé l’ait classée comme telle.

Parmi les militants et leaders du camp anticapitaliste anticolonialiste, le métissage est parfois évoqué dans l’histoire familiale sans nécessairement qu’une analogie soit faite avec la société guadeloupéenne dans son ensemble. En effet, comme il est courant de l’entendre dans le reste de la population, quelques leaders et militants nationalistes/patriotiques font référence à une grand-mère indienne ou à un grand-père mulâtre venant nuancer une identité purement « nègre ». La double dimension phénotypique et sociale (le métissage n’étant pas toujours perceptible et ses stigmates associés à une position sociale) semble de moindre importance que l’idée d’une « origine métissée ». Bien que la tendance soit beaucoup plus marquée du côté des hommes et femmes politiques appartenant ou affiliés au partis politiques républicains, que certains militants nationalistes en viennent également à mettre en avant ce métissage non plus uniquement dans leur propre histoire familiale mais pour se référer à « la culture guadeloupéenne » dans son ensemble. La somme des exemples de métissage serait des éléments objectifs permettant de remettre en cause une conception trop fermée ou « noiriste » de la guadeloupéanité. Aussi l’un des pères fondateurs du mouvement s’inquiétait-il de certaines idées "limites" qui auraient été véhiculées en 2009 vis-à-vis des Blancs créoles. Rappelant que les Blan Péyi (qu’il côtoierait et avec qui il entretiendrait des rapports cordiaux) sont des Guadeloupéens, il affirme que, eux mêmes en difficulté dans le contexte économique actuel, certains réseaux familiaux et commerciaux prennent conscience des enjeux d’une évolution institutionnelle voire statutaire. Si ces milieux d’entrepreneurs blancs créoles doivent être plus profondément étudiés pour en juger, ces propos s’opposent clairement à la rhétorique du LKP (Cf. Supra). Cela semble également attester du fait que, loin de se limiter à leur propre histoire familiale, certains leaders nationalistes (surtout ceux issus de la génération des membres fondateurs) font appel à d’autres conceptions de l’identité et notamment à Edouard Glissant et au concept la notion de « créolisation » forgé par le poète martiniquais est alors comprise comme synonyme de métissage « biologique » et « culturel » sans qu’une distinction soit établie entre les deux.

Une contraction sémantique semble s’opérer et partant, une ambiguïté s’installer. En dépit du caractère biologiquement non opératoire de la catégorie de « race » et partant, celle de « métissage » défini comme le « croisement » entre ces « races », elle continue à être utilisée dans leur acception première en référence au phénotype. Mutatis mutandis la société antillaise est considérée comme « métissée » du fait de la variété des phénotypes et des résultats des « mélanges » entre ces phénotypes. Parce que visible et tangible, le « racial » (le phénotype symbolisé) semble donc toujours prévaloir sur le culturel comme s’il devait être considéré a minima comme le symbole de la culture à l’instar d’un artefact. Sans qu’on trouve les traces d’une ligne idéologique clairement définie défendant cette vision de l’identité parmi les militants nationalistes/patriotiques, j’ai cru déceler une tendance : certains de ces militants et (anciens) leaders continuent à se référer à une nation, à un peuple et à une culture. Le contenu culturel de cette nation semble toutefois avoir évolué dans la mesure où il s’agit d’une nation ne transcendant plus le racial et l’ethnique comme le préconisait Staline mais se définissant précisément par le métissage. Bien que se réclamant d’Edouard Glissant, une telle conception de la nation s’avère être davantage influencée par (ou du moins avoir de nombreuses affinités avec) le courant littéraire de la créolité [58] que par (ou qu’avec) l’entreprise intellectuelle de Glissant qui semble davantage aller dans le sens d’une déconstruction des catégories de pensée dites occidentales, jugées trop essentialistes dont d’ailleurs celle d’identité.

En milieu nationaliste, si ces courants sont évoqués en privé, la rhétorique officielle ne semble nullement s’en inspirer quand elles ne s’y opposent pas pour affirmer une « culture guadeloupéenne ». En réponse aux discours mettant en avant le métissage, Elie Domota rétorque par exemple que ce métissage n’empêche en rien l’existence d’un peuple guadeloupéen, aussi ne retient-il pas ce critère comme élément fondateur de l’identité culturelle. Un autre militant nationaliste surnommé « blan-la  » (le Blanc) du fait de son teint clair, cheveux lisses et traits « européens » fait valoir qu’il existe également toute une gradation de phénotypes en Afrique en l’absence de métissage avec des Européens et que cela ne remet en rien en cause le fait qu’il s’agit de « Neg ». En outre, les « manifestations de la culture » que sont le créole, la musique Gwo-ka et le « manger local » ainsi qu’une forme d’africanité, continuent à être érigées comme des symboles. Chez les militants quadragénaires et plus jeunes, le mouvement de l’afrocentricité vient s’opposer de manière plus radicale à la rhétorique du métissage.

c) Afrocentricité, « race », culture et civilisation

Aux théoriciens du métissage, de la créolisation ou de l’identité diasporique, Christine Chivallon oppose les auteurs culturalistes dont notamment l’anthropologue américain Melville Herskovits [59]. Si ces écrits devaient avoir un impact particulier chez les militants afro-américains sa réception par le public français semble s’être en grande partie limitée au champ intellectuel. Herskovits ne figure pas en tout cas parmi les auteurs cités par les militants anticapitalistes et anticolonialistes guadeloupéens. C’est avec le mouvement de la Négritude [60] que semble pour la première fois être formulée une référence à l’Afrique comme civilisation mère. Parmi les différentes générations de militants interrogés, beaucoup font référence à l’ouvrage phare de Cheikh Anta Diop [61]. Césaire citait déjà Diop dans son Discours sur le colonialisme pour réhabiliter le génie et les civilisations « nègres », défaire l’argument selon lequel la colonisation aurait des effets « civilisateurs ». Bien que s’étant diffusée dans l’ensemble de la population, cette rhétorique visant d’une part à condamner l’ethnocentrisme et les effets « aliénants » de la « colonisation des esprits » et de l’autre à valoriser l’apport intellectuel des Noirs, reste en partie caractéristique du camp anticapitaliste anticolonialiste. Au cours des deux dernières décennies toutefois, une nouvelle tendance a vu le jour. Importée des campus étatsuniens, l’afrocentricité connaît en effet une influence croissante en Guadeloupe. Cette école de pensée/ « philosophie » spirituelle définit l’Afrique et plus précisément les civilisations négro-africaines comme le berceau de la civilisation. Les sociétés de l’Afrique subsahariennes seraient les héritières directes de ce substrat civilisationnel qui ce serait transmis par delà les océans avec la traite et l’esclavage transatlantique. L’afrocentrisme apparaît comme un retour spirituel et en partie réel à l’Afrique par le biais de voyages en Egypte et dans certains pays de l’Afrique de l’Ouest, de cérémonie de changement de noms afin de se débarrasser du nom « imposé par le maître esclavagiste blanc » et « reprendre » un nom africain. Une forme de culte des ancêtres, la pratique de la divination ainsi que des connaissances pointues de l’Egypte antique caractérisent en outre la « pratique » de l’afrocentricité que les adeptes refusent de définir comme une religion. Des principes de vie éminemment "africains" sont ainsi définis sur la base de travaux d’égyptologues et les apports des civilisations occidentales ou arabes qualifiées de « pollutions » à cette pureté africaine originelle. Au-delà de la traduction en français d’un des principaux ouvrages de l’historien américain Molefi Asante [62] par la linguiste et prêtresse vaudou guadeloupéenne Ama Mazama, née Marie-Josée Cérol [63], les séminaires spirituels ou de recherche que cette dernière ainsi que le guadeloupéen Jean-Philippe Omotunde, né Corvo, animent ont également beaucoup contribué à l’implantation de centres afrocentristes en Guadeloupe ainsi qu’à une diffusion plus informelle de ses principaux principes. Bien que des désaccords existent entre ces deux leaders, les adeptes ne semblent pas distinguer leurs approchers.

Qu’ils aient une connaissance de l’afrocentricité du fait de transmission de bouche à oreille ou parce qu’ils ont lu des ouvrages ou assisté à des séminaires, au détour de conversations tout comme en entretien formalisé, j’ai pu entendre des Guadeloupéens de tous âges se référer à ce courant sans nécessairement se revendiquer d’une mouvance. Des travaux de chercheurs en sciences sociales antillais ayant souvent étudié ou exercé en Amérique du Nord sont cités comme des preuves scientifiques de l’aliénation du Noir qui a honte de son « ascendance africaine » et méprise les ressortissants d’Afrique ou d’Haïti. En juillet 2011, Lors d’un « symposium sur les réparations de la traite et de l’esclavage » organisé par le nouveau parti nationaliste FKNG (Cf. supra), le Mouvement International pour les Réparations (MIR) et l’association Racines [64], lorsque la parole fut donnée à l’auditoire, deux femmes quinquagénaires se sont explicitement référé à l’afrocentrisme lors de leurs interventions, l’une présentant son « nouveau nom » (vraisemblablement obtenu après une cérémonie du changement du nom) et l’autre mettant en avant l’apaisement ressenti après avoir assisté aux séminaires de Jean-Philippe Omotunde.

Toutefois, contrairement à ce que cet épisode peut laisser penser, Frédéric ancien membre de Jennès Kont Pwofitasyon, groupe de « jeunes contre la Pwofitasyon » qu’il a tenté de monter à l’issue des événements de 2009, affirme que les jeunes seraient davantage influencés par l’afrocentricité. Etant lui-même grand amateur de reggae dancehal [65]l et de hip-hop français et américain (notamment à textes engagés), il s’avérerait qu’un certain nombre d’idées soient également véhiculées par le biais de cette subculture. Selon Frédéric, en l’absence d’un bouillonnement culturel et politique similaire à celui qu’a connu son père, militant nationaliste, dans les années 1980, de nombreux jeunes se sont en effet formés sur le tas notamment grâce à Internet. Estimant aujourd’hui qu’il s’agit d’« imbécilités », Frédéric se serait lui-même intéressé à l’afrocentricité avant de revenir à un engagement plus classiquement nationaliste pour la reconnaissance de l’identité guadeloupéenne et l’indépendance nationale.

« Personnellement, an té ka…an té ka intéressé mwen à la question noire avant tout. É an ka pensé ke sé par là on-lo moun ka komansé, onlo jenn ka komansé pozé le pwoblem an tan kè « neg » avan tout. Pou mwen sé la démarche classique, an koumansé pétet chèché a li –an té au collège, hein- an té ka éséyé li Nations Nègres et Culture a Cheikh Anta Diop etc. an té ka renseigné-mwen si lé nation égyptienne, chèché a konnet etc. an té ka. Ensuite an grandi et puis bon…an twouvé mwen imprégné kan menm dè serten biten. […] »
 
« Personnellement, je m’intéressais à la question noire avant tout. Et je pense que c’est par là que beaucoup de jeunes commencent à se poser le problème, en tant que « Nnoir [66] » avant tout. Pour moi c’est la démarche classique, j’ai commencé peut-être à lire –j’étais au collège, hein- j’essayais de lire Nations Nègres et Culture de Cheikh Anta Diop etc. je me renseignais sur les nations égyptiennes, je cherchais à connaître etc. je…Ensuite j’ai grandi et puis bon…je me suis trouvé imprégné quand même de certaines choses. »
 
Frédéric, étudiant, responsable du mouvement Jennes Kont Pwofitasyon, 20 ans

L’adhésion à cette mouvance se fait selon des modalités similaires à celle des autres organisations, un lien est subjectivement établi entre métadiscours explicatifs du social et expériences personnelles malheureuses plus souvent liées à la question de la « race » qu’à une position sociale définie. Des questionnements d’ordre « spirituel » combinés à une quête identitaire semble toutefois souvent mis en avant par les adeptes de cette approche. C’est le cas de Yakari, artiste âgé d’une trentaine d’années que j’ai rencontré lors d’un séminaire tenu par Ama Mazama au centre Kamoze (boutique, librairie afrocentriste de la commune du Moule) en juillet 2011. Il consentit à m’accorder une interview téléphonique qu’il ne souhaita pas que j’enregistre. Je reconstruis le long extrait suivant à partir de bribes de phrases le plus fidèles à ses propos qu’une prise de notes rapide a pu le permettre.

« D’abord j’étais intéressé par le monde noir. Ca passait par les représentations à la télé, par la musique, le sport comme tout gamin, j’aimais les champions noirs. Et un jour, y’a un épisode qui m’a un peu marqué… à l’école j’ai discuté avec un leucoderme [67] et il me dit en blaguant et tout « ouais mais vous les Noirs qu’est-ce que vous avez inventez ?! » Et en fait ça m’a pas mal travaillé. […] Du coup je suis tombé sur un livre d’un auteur haïtien sur les savants noirs. Ensuite j’ai rencontré des personnes de confession rastafari qui m’ont parlé de la négritude de certains personnages bibliques. Comme j’ai eu une éducation biblique ça m’a intéressé et au départ je me suis plus orienté vers l’Ethiopie. […] J’ai voyagé en France aussi et là j’ai vraiment vécu le racisme. […] Discrimination à l’embauche, contrôle au faciès. J’habitais à Maison Alfort/Créteil et là-bas c’était vraiment systématique…[…] Un jour à Annecy, des rastas guadeloupéens organisaient un sound system [68] dans les règles et tout[…] et les CRS sont arrivés, ils ont fondu sur nous, ils sont venus sur nous à nous frapper et tout. Ca, ça m’a un peu révolté. […] Toutes ces questions là, […] ça m’a tourné vers l’Afrique. J’ai lu des revues dont la revue Racines. En 2008, ils ont organisé le mois de l’Afrique. Et à ce moment-là je venais d’avoir un enfant et je cherchais un prénom africain parce que je trouve ça joli et j’aime la signification [des noms africains] et de là je suis tombé sur le site Africamaat et c’est comme ça que j’ai connu les conférences d’Omotunde sur les apports de l’Afrique à la civilisation occidentale. On m’a dépeint un portrait de l’Afrique qu’on ne m’avait jamais dressé. Il a expliqué l’appartenance à la race négro-africaine des pharaons. […] Savoir ce qu’on a été par le passé et ce qui fait qu’on est là aujourd’hui ça donne de la motivation pour se construire. C’est individuel, collectif et même planétaire. Les idéaux d’une Afrique libre, sans colonisation ni arabe, ni européenne. »
 
Yakari, artiste, âge inconnu

Cet extrait semble illustrer comment l’adhésion à cette démarche se combine avec une forme d’engagement anticolonialiste ou du moins d’adhésion à des idéaux nationalistes. Toutefois cet engagement transcende la question nationale pour se poser la question de l’Afrique et des « Africains » de part le monde. Aussi, certains des adeptes de ce mouvement se mobilisent également lors de manifestations organisées par le LKP. Des drapeaux du collectif sont d’ailleurs affichés au centre Kamoze. Le LKP a pour sa part, dédié un espace centre pour tenir un stand où étaient exposés des ouvrages consacrés à la question et plus largement à des auteurs « Noirs » lors d’un des meetings consacrés à Haïti en 2010. Un peu à la manière d’Emmanuel, certains militants nationalistes voient dans l’émergence d’une telle tendance la conséquence d’une absence de transmission solide des idéaux nationalistes. Sans être entièrement en accord avec les théories de l’afrocentricité, d’autres estiment qu’il est juste de valoriser le Noir en réponse aux mensonges si longtemps proférés quant à sa prétendue infériorité biologique et intellectuelle ainsi que sa non contribution à l’Histoire. Quelle est l’influence en termes numériques de cette tendance ? Comment par ailleurs en mesurer l’impact et la réception en dehors des militants et adeptes les plus assidus ? Pour apporter quelques éléments de réponses à ces questions, il faudrait prendre en compte non pas le seul cas de la Guadeloupe mais les réseaux partant des Etats Unis, transitant par les Antilles et passant par les milieux « Noirs » de France continentale. Une libraire parisienne m’affirmait s’inquiéter du succès des ouvrages afrocentristes chez les jeunes Noirs et Métis.

Quoi qu’il en soit, au-delà du milieu afrocentriste, au sein des organisations anticolonialistes et anticapitalistes, l’ensemble des militants et leaders interrogés sont conscients des limites de leur force de persuasion et préconisent une conscientisation et diffusion des connaissances afin de permettre une adhésion plus massive. Ainsi, Marie-Josée Tirolien, présidente de l’association et revue panafricaine/afrocentriste Racines déplore que les représentations liées à l’Afrique restent globalement négatives car associées à des images de pauvreté et à une « sauvagerie » originelle fantasmée. Elle m’invitera d’ailleurs à réaliser un micro trottoir pour mesurer ce phénomène en particulier chez les jeunes. Ses préoccupations militantes rejoignaient mon questionnement ethnologique. Comment ces différents discours et récits élaborés en contexte militant dont j’ai traité jusque là sont-ils reçus par le reste de la population ? Comment impactent-ils sur les représentations de la vie de tous les jours ?

3. Réception de la critique anticolonialiste : discours et représentations du quotidien

L’analyse des parcours des militants et notamment de la manière dont ils en rendent compte a posteriori, semble mettre en avant la prégnance de la quête identitaire individuelle et subjective et les modalités de l’adhésion à une vision du monde débouchant potentiellement vers l’engagement effectif pour une cause et/ou dans une organisation. Néanmoins, les visions idéologisées du social, du politique et de l’identité diffèrent à bien des égards des représentations plus communes au sein de la population. Or les discours et pratiques de la vie quotidienne sont beaucoup plus représentatifs que ceux plus ou moins construits des leaders et militants. Ces derniers en sont d’ailleurs totalement conscients et le déplorent. Toutefois, une ethnographie de ces discours et pratiques dans la vie de tous les jours pose une série de questions épistémologiques et méthodologiques. Comment définir « la vie quotidienne » ? Quels acteurs et quels espaces pourraient incarner cette catégorie et lesquels privilégier pour y avoir accès ? Des problèmes similaires se posent à l’anthropologie urbaine. Si la ville peut être un objet anthropologique en soi, par quel bout le saisir ? Le concept d’« observation flottante » conceptualisé par Colette Pétonnet dans son ethnographie du cimetière du Père Lachaise [69], offre quelques éléments de réponse ou du moins quelques repères méthodologiques applicables bien au-delà de la seule anthropologie urbaine. Dépourvu d’objets d’enquête précis lui permettant de cerner une réalité socioculturelle, l’ethnographe n’a d’autre choix que de laisser faire le hasard, fixant son regard et son attention sur les éléments qui se présentent à lui pour ensuite se lancer dans une ethnographie active de ces phénomènes. Il m’a été donné de faire l’expérience de cette "observation flottante" de manière plus ou moins consciente notamment au sein de certains quartiers de l’agglomération de Pointe-à-Pitre mais aussi dans le Nord - Grande Terre. Les moments d’attente et d’ennui précédant les entretiens formels avec des personnalités politiques, ont représenté à plusieurs reprises des moments riches ethnographiquement parlant lors desquels j’ai pu échanger de manière informelle avec des groupes d’hommes de moyenne d’âge variable, installés à certains coins de rue.

C’est ainsi que, non loin de l’entrée de la ville de Pointe-à-Pitre, j’ai pu faire la connaissance d’un groupe d’hommes âgés d’entre 50 et 60 ans et discuter politique avec eux. La majorité d’entre eux fustigeait les « indépendantistes ». Siméon, le plus loquace, s’en prend aux « indépendantistes » et les traitent d’hypocrites qui ne seraient pas pour l’indépendance mais pour leur propre intérêt. Quantd au LKP, ses leaders n’étaient ne seraeint pas respectueux avec leurs interlocuteurs « yo fè goj » (« ils les ont engueulés »), c’est pourquoi ils n’ont pas pu arriver au bout de leurs revendications. Il leur fallait « aller aux élections » mais ils n’ont pas été au bout de leur logique car ils ont peur et ne sont pas favorables à l’indépendance. Marcel, un autre homme prendra la parole à un moment concernant la production locale et affirmera que dans une partie de la Guadeloupe que je méconnais, il n’y a « plus aucun Guadeloupéen qui cultive la terre ». « Yenki Zendyen é Ayisyen ! ». Qu’il s’agisse de lapsus ou non, je constate à plusieurs reprises l’emploi de l’adjectif « guadeloupéen » pour désigner les Noirs et les distinguer des Zendyen. En revanche, lorsqu’on les interroge explicitement sur cette distinction la plupart affirment que les Zendyen sont guadeloupéens, bien que jugés « communautaires » y compris par des jeunes (militant ou non) âgés d’une vingtaine d’années. En comparaison avec les communautés syriennes, on les décrit néanmoins comme « intégrés ». Marcel continuera son récit concernant l’évolution de l’agriculture en affirmant que les haïtiens produisent de beaux fruits et légumes qu’ils parviennent à faire pousser sur du goudron mais qu’il ne faut pas les consommer car les agriculteurs haïtiens eux-mêmes ne les consomment pas et que l’on ignore ce qu’ils mettent dans le sol pour les faire pousser. A cette allusion implicite aux pratiques magiques des Haïtiens, Siméon disqualifiera les propos de son camarade et affirmera que les Haïtiens ont simplement certaines connaissances poussées en agriculture. « Awa ! » (« ah non ! ») Marcel ne change pas d’avis. La conversation revient à la politique, j’évoque le symposium sur les réparations organisé quelques mois auparavant par Luc Reinette. « Tchip ! [70] Sé bétiz sa ! Sé on mod ! » (Parler de l’esclavage et des réparations est une mode). « Yenki neg ki ka palé de lesklavaj kon sa ! Juif pa ka palé dè la Shoah kon sa ! Si ou ka mété on juif an slip asi twotwa-la là [il montre la rue située en face, à un pâté de maison du palais de la mutualité], rouvin adan senk lanné y ké ja achté tout lari-la ! E nou nou la ka pléré asi lesklavaj ! » (« Y’a que les noirs qui parlent autant de l’esclavage ! Les juifs ne parlent pas autant de la Shoah ! Si tu mets un juif en slip sur le trottoir d’en face là, reviens dans cinq et il aura déjà acheté toute la rue ! Y’a que nous qui pleurnichons sur cette question d’esclavage ! »). Je repasserai à plusieurs reprises et deux fois je ne trouverai que Marcel au même emplacement. Encore une fois, nous parlerons politique, de Jacques Chirac, qu’il porten haute estime « I té byen Chirac ! I té ka kouté nou ! » (« Chirac était bien ! Il nous écoutait ! »). Son estime pour Jacques Chirac est proportionnelle à son mépris pour Nicolas Sarkozy qu’il estime peu à l’écoute des Guadeloupéens. « An pa’a konprann ki jan i ka fè présidan, i pa menm fransé ! » (« Je ne comprends pas comment il fait pour être président de la République alors qu’il n’est même pas Français ! »)

Dans des circonstances analogues je rencontrerai un groupe de 5 à 6 hommes âgés d’environ une trentaine d’années ou moins, installés sous la véranda d’une maison en bois visiblement abandonnée, non loin de la rue Vatable, sans un quartier populaire jugé mal famé de Pointe-à-Pitre ou de petites cases et squats en bois et en taules côtoient des bâtiment moderne en béton plus ou moins neuf dont les façades tâchées semblent parfois rongées par l’humidité tropicale. L’un d’entre eux est un Zendyen et la majorité serait considérée comme étant neg. Assis sur le rebord de la véranda d’une maison en bois visiblement abandonnée, l’un d’entre eux lit le France-Antilles. Interpelé par leur conversation, je jette plusieurs regards en direction du groupe. Me voyant écrire, l’un d’entre eux me demande si je le dessine et me demande de voir ce qu’il y a sur mon carnet que je lui tends en lui expliquant la raison de ma présence ici ; un rendez-vous avec une des responsables d’une association pour la reconnaissance de la culture indienne en Guadeloupe. Deux ou trois d’entre eux me donnent leur avis sur la question. « Zendyen rasis ! Ou pa sav sa ? Lè yo ant yo, yo ka malpalé Neg ! » (« Les Zendyen son raciste ! Ben tu ne la savais pas ?! Quand ils se retrouvent ensemble ils disent du mal des Neg ! ») Questionnés sur le racisme des Neg envers les Zendyen dont des militants m’ont beaucoup fait écho, ils rétorqueront qu’il s’agit d’un racisme réactif face à celui qu’expriment les Zendyen à leur égard. L’un d’entre eux mobilise l’histoire pour expliquer la situation économique injustement confortable des Zendyen : « sé nou ki té esklav mè sé yo sé Blan-la ba tout tè-la ! » (« C’est nous qui étions esclaves mais c’est à eux que les Blancs ont donné toutes les terres ! »). Leur ami indien ayant pris congé d’eux quelques minutes avant qu’ils m’interpellent, je leur demande de quelle origine il était « ah ! non ! Li i pa kon sa, sé boug-an-nou. » (« Ah non mais lui il n’est pas comme ça, c’est notre pote ! »). Après avoir exposé son explication historique, l’un d’entre eux se référera à l’Afrique et notamment au Sénégal où il a voyagé et l’Afrique du Sud et demandera comment une minorité de Blancs a pu dominer autant de Noirs.

Ces derniers propos renvoient à la question des représentations liées à l’Afrique posées par Marie-Josée Tirolien-Pharaon. Cette dernière insistait sur le fait que celles-ci restaient majoritairement négatives. Je décidai volontairement de susciter ce type d’échange avec des groupes croisés au hasard. Sans relever d’une « observation flottante », l’une de ces expériences s’est avérée tout aussi intéressante. C’est à Port-Louis dans le Nord Grande Terre que l’expérience fut menée avec un groupe d’adolescents dont une majorité de jeunes filles que j’approche en premier tout en m’adressant à tous pour les interroger sur leurs représentations relatives à l’Afrique. « Moi je veux bien répondre ! » lance l’une des jeunes filles à la manière d’une écolière interrogée sur une leçon. Son accent métropolitain me permettra de l’identifier comme une « vacancière ». La majorité voire la totalité d’entre eux sont apparentés et font partie d’une famille de commerçants et d’artisans connus de la commune. Il s’avèrera que la jeune fille qui souhaitait répondre à la question est issue d’une famille recomposée. La première femme de son père est originaire du Congo [71]. « Pour moi l’Afrique d’abord c’est la famille, c’est le partage, la générosité » répond-elle en appuyant chaque mot, imitant le ton d’une célébrité interrogée dans le cadre d’une interview télévisée. Lorsque je mentionnerai les représentations négatives liées à l’Afrique, plusieurs témoignerons des moqueries et brimades récurrentes à l’école. « Ma grand mère n’aime pas les Africains ! » lancera la première jeune fille interrogée. La demi-sœur congolaise par sa mère affirmera s’être faite « traiter d’africaine ». L’un des jeunes hommes précisera que « lorsque quelqu’un est mal habillé on lui dit qu’il est habillé comme une africain » et de préciser « maintenant ça s’est calmé, c’est plus les Haïtiens ». Ils m’indiqueront ensuite une « boutique africaine » à laquelle l’un des garçons me conduira. Arrivé à la boutique située à peine une centaine de mètres plus loin, je trouve trois femmes, l’une âgée d’environ cinquante ans, l’autre d’une quarantaine d’années et une jeune fille s’occupant d’un enfant en bas âge. Les articles vendus sont principalement des vêtements aux couleurs vives mais ne comportant pas forcément de motifs africains. La gérante me salue et je lui expose les raisons de ma présence ainsi que les études que je réalise. Méfiante au départ lorsque je lui parle des représentations qu’ont les Guadeloupéens de l’Afrique elle s’animera et racontera avoir été victime de xénophobie. « Si je n’ouvre pas la bouche comment tu sais que je suis étrangère ! » a-t-elle rétorqué à un homme qui lui aurait adressé une remarque désobligeante. « Et mon fils, tu vas lui dire quoi ?! Il est né ici ! » Néanmoins elle affirmera se plaire en Guadeloupe. Elle prétend y reconnaître des phénotypes et pratiques de régions spécifiques du Cameroun et d’autres sociétés africaines. « Ceux qui disent que les Guadeloupéens n’ont rien à voir avec l’Afrique, ce sont des imbéciles ! C’est même pas la peine de leur parler ! Parce que si tu connais ton histoire tu ne dis pas ça ! Je ne leur parle même pas.

La situation d’énonciation, les interactions entre les acteurs concernés d’une part et entre eux et moi (chercheur en formation guadeloupéen ayant grandi et vivant dans l’hexagone) ainsi que les possibles libertés prises par rapport à réalité sont autant d’éléments à prendre en compte pour déconstruire ces discours. Néanmoins, malgré ces biais et limites évidents, une ethnographie en partie fondée sur une « observation flottante » de ce type consiste à faire le pari que ce type d’échanges dit tout de même quelque chose des représentations de l’ethnicité et du politique en Guadeloupe. En l’attente de confrontations ultérieures avec d’autres discours de ce type (ainsi qu’avec le reste du matériau de terrain accumulé) une analyse peut être temporairement risquée. En termes politiques, une certaine méfiance envers le nationalisme (mais surtout envers les hommes politiques représentant ce mouvement) est exprimée. Quelle que soit la véracité des faits relatés, le discours de Marcel sur Jacques Chirac et la critique du LKP sur laquelle ce dernier, Siméon et d’autres s’accordaient, semblent attester d’un attachement aux processus électoraux et à certaines fonctions d’élus, en l’espèce la fonction suprême. Il faut néanmoins que le « représentant » de la France témoigne d’un attachement particulier aux Guadeloupéens, agisse dans ce qu’ils perçoivent être leur intérêt spécifique et témoigne d’un attachement particulier à leur égard. La question demeure à savoir s’il s’agit d’une revendication de reconnaissance d’une spécificité culturelle, du maintien d’intérêts socioéconomiques dans le cadre institutionnel actuel ou de ces deux aspects conjugués.

Sur le plan identitaire, les discours diffèrent à bien des égards des rhétoriques nationalistes ou afrocentristes. Quelle que soit la génération, les tensions intercommunautaires – ou plus exactement le rapport aux populations « minoritaires » - semblent exacerbées dans les propos tenus spontanément alors que les scènes de la vie quotidienne fournissent des exemples d’interactions très régulières et d’entente notamment entre Zendyen et Neg. Les représentations de l’Haïtien et de l’Africain restent néanmoins fort stigmatisantes et ne sont pas toujours pensées comme faisant partie d’une même civilisation ou d’un même peuple. Outre les deux jeunes filles apparentées à des congolais, seul l’un des trentenaires semblait établir un parallèle entre expérience guadeloupéenne et expérience africaine par le biais de l’analogie établie entre passé esclavagiste et apartheid en Afrique. Enfin la remarque de Marcel déniant à Nicolas Sarkozy son appartenance à la communauté française interroge sur la manière dont lui-même se situe (et situe ses « compatriotes » guadeloupéens) par rapport à cette même communauté. On remarquera que les « Blancs », qu’ils soient créoles ou métropolitains ne sont quasiment pas mentionnés en dehors du cas de l’attribution de leurs terres aux Zendyen. Ces discours épars ne peuvent être considérés comme étant représentatifs d’un état d’esprit propre à la population guadeloupéenne dans son ensemble. Néanmoins ils semblent attester d’un rapport ambivalent vis-à-vis aussi bien de la rhétorique nationaliste et sa définition de la guadeloupéanité que d’un républicanisme totalement assimilationniste. Aussi, ces micro-discours semblent incarner l’éclatement des processus identitaires en Guadeloupe.

Remarques conclusives

Lors de la mobilisation de 2009, le LKP révéla un certain nombre de problèmes sociaux et économiques (monopole, vie chère, chômage) inhérent aux institutions même qui régissent le statut de DOM. Cette contestation s’est fondée sur une critique anticolonialiste mobilisant la rhétorique et l’idéologie nationaliste des années 1960 à 1980 tout en l’adaptant au contexte géopolitique actuel. Si les revendications furent considérées comme justes et légitimes bien au-delà du camp des organisations « nationalistes/patriotiques », aucun consensus ne semble avoir été trouvé entre elles quant aux solutions politiques qui permettraient de remédier aux maux dénoncés comme étant inhérents aux institutions actuelles. Outre les débats concernant l’évolution du statut de l’archipel (autonomie/indépendance) ou encore la nécessité d’exercer une action politique au sein des institutions actuelles ou à la marge, se pose au fond la question de la reconnaissance ou non d’une identité culturelle guadeloupéenne et de la manière de définir cette identité. Cette double question semble moins être celle d’une reconnaissance de la part de l’Etat central que celle d’une « conscience d’être un peuple » au sein de la population. S’il déplore cette absence de « conscience » le mouvement anticolonialiste ne s’accorde pas sur le contenu symbolique à conférer à l’entité culturelle en question. S’agit-il d’une identité « nationale » reconnaissant la diversité tout en transcendant les formes d’allégeances opérant en deçà du référant national ainsi construit ? Est-ce le métissage qui doit être retenu comme caractéristique principale de cette nation ? Ou, s’agit-il alors de renouer avec une essence « africaine » perdue ? Tous les différents récits identitaires formulés par différents penseurs et théoriciens puis mobilisés politiquement par les organisations anticolonialistes et anticapitalistes (partis politiques, syndicats et associations) parviennent bien jusqu’à la population qui les reprend parfois en partie à son compte. Néanmoins, dans la vie quotidienne, d’autres représentations de la « guadeloupéanité » (revendiquant parfois une forme d’appartenance politique à la France, excluant ou stigmatisant certaines populations minoritaires) semblent entrer en contradiction aussi bien avec le mythe d’une nation harmonieusement créolisée et/ou multiculturelle que celui d’une unité africanité pure.

Ce travail restera incomplet si une immersion au sein des différentes institutions républicaines locales n’était pas tentée afin de saisir comment les courants politiques locaux affiliés aux partis politiques de droite et de gauche se positionnent concernant les éventuels héritages coloniaux dans la Guadeloupe d’aujourd’hui. Ce projet d’enquête devrait également avoir pour objet d’interpréter les récits faisant référence à un sentiment d’appartenance non seulement à une « communauté » guadeloupéenne mais aussi plus largement à la France ainsi que les usages politiques qui sont faits de ces récits. Parallèlement, une exploration plus poussée des espaces de parole publics dans la vie de tous les jours permettrait d’évaluer la réception de ces récits officiels au sein de la population comparativement à ceux du camp anticolonialiste. La difficulté à élaborer un métarécit ou une quelconque sémiotisation d’un sentiment communautaire (notamment au sein de la population majoritaire dite « noire ») interroge plus généralement sur la nature des processus identitaires dans les sociétés des Amériques noires également issues de l’expérience de la traite de l’esclavage et de la colonisation. Si l’on se restreint à la Caraïbe, une comparaison s’impose également avec les îles avoisinantes aujourd’hui indépendantes (Dominique, Barbade, Sainte-Lucie…) ainsi qu’avec celles qui demeurent sous dépendance françaises (Martinique, Guyane), américaine (Porto Rico) ou autres puissances européennes (Antilles néerlandaises).


Résumé : Trois ans après la forte mobilisation populaire autour du Liyannaj Kont Pwofitasyon (LKP), le présent article se propose de revenir sur la critique anticolonialiste sur laquelle s’est fondée la grève de 44 jours de 2009 contre la « vie chère ». Les « voies et moyens » préconisés par les partis politiques et syndicats au sein du LKP (indépendance, autonomie, investissement des urnes ou non) seront analysés à partir d’un examen des discours officiels (via les meetings, supports de propagande et interviews) et récits identitaires formulés et/ou mobilisés (nationalisme, créolité, afrocentrisme). Les récits de vie des militants ainsi qu’une ethnographie des représentations du politique et de l’ethnicité dans la vie quotidienne permettront en outre de comprendre les modalités de réceptions individuelles des idéologies « anticolonialistes » allant de l’engagement militant total au scepticisme voire au rejet.

Mots-clefs (auteur) : Guadeloupe, politique, ethnicité, nationalisme, afrocentrisme, anticolonialisme, LKP


Titlle : Guadeloupe, after LKP : anti-colonialism, identity and everyday life

Abstract : In 2009, Liyannaj Kont Pwofiyasyon (LKP), an alliance of anti-imperialist organizations, led a massive 44-day strike to protest against sharp increase in prices in the energy and retail industries. Three years later, based on official discourses, this paper analyzes the critique on which the strike was based and compares the different political goals and approaches (national independence or autonomy, elections or election boycott) advocated by the trade unions and political parties that took part in it, as well as the conflicting definitions of collective identity (nationalism, creoleness or afrocentrism) they invent and/or use. Through activists’ life narratives and an ethnographic study of everyday representations of politics and identity, the article also seeks to grasp the different ways in which the anti-imperialist ideologies are received individually whether in the form of total activist commitment or, on the contrary, in that of skepticism or rejection.

Key words (author) : Guadeloupe, politics, ethnicity, nationalism, afrocentrism, anti-imperialism

NOTES

[1] Conformément à la tradition nationaliste, le nom choisi pour le collectif intègre uniquement des mots créoles. Il fut traduit dans la presse par « rassemblement contre l’exploitation outrancière ». Le terme liyannaj renvoie effectivement à l’idée de rassemblement, d’alliance. Le terme pwofitasyon intègre et dépasse la première acception de « profit » dont il est issu. Il semble revêtir une dimension morale car il implique un rapport de force inégal ou du moins l’idée de « tirer profit de ».

[2] Si les termes d’« anticolonialiste/anticapitaliste », « forces progressistes » sont utilisés pour se référer à l’ensemble des organisations membres du LKP, celui de « patriotique » semble davantage utilisé afin de distinguer en son sein d’une part les organisations fondées sur l’exaltation d’une identité culturelle (« nationale ») guadeloupéenne de celles œuvrant « concrètement » pour le développement « du pays ». Ces catégories semblent néanmoins difficiles à utiliser puisque un « patriote » peut être jugé « nationaliste » par un collègue appartenant à une autre organisation et inversement. Une analyse des différentes orientations politiques éclairera sur les enjeux de ces définitions (Cf. Infra) j’emploierai donc surtout les adjectifs « anticolonialiste/anticapitaliste » pour me référer aux organisations affiliées au LKP et l’expression « mouvement nationaliste » afin de me référer à l’idéologie et aux organisations qui prirent naissance dans le bouillonnement de la fin des années 1950 début des années 1960.

[3] En termes « généalogiques », le nationalisme Guadeloupéen fut directement influencé par les nationalismes anticoloniaux et notamment par le modèle maoïste de la RNDP (Révolution Nationale Démocratique et Populaire) et connut une influence et une adhésion croissantes dans les années 1970-1980. Les revendications automistes allant dans le sens de la reconnaissance d’une « personnalité guadeloupéenne » furent portées dans les années qui suivirent la départementalisation par la fédération guadeloupéenne du Parti Communiste qui avait défendu la loi dite d’assimilation.

[4] Lors d’entretiens et d’échanges informels, j’ai pu constater que la popularisation du second terme en 2009 (Cf. infra) au détriment du premier a entrainé une certaine confusion y compris dans la manière dont certains « Blancs créoles » interviewés se définissent.

[5] Il s’agit essentiellement d’entretiens formels mais aussi d’échanges informels auxquels je prenais parfois part dans différentes situations de la vie quotidienne ou lors de colloques ou meeting organisés par des organisations anticolonialistes/anticapitalistes. Lorsque je n’ai pas pu discuter des interprétations que j’ai faites des propos qui m’ont été rapportés, j’évite de citer les noms. Aussi, de nombreuses périphrases seront utilisées tout au long de l’article pour se référer à des personnalités politiques. Des pseudonymes ont en outre été utilisés lorsqu’il s’agissait de simples militants ou de personnes avec qui je me suis entretenu de manière plus ou moins improvisée.

[6] Syndicat indépendantiste fondé au milieu des années 1970 dans la clandestinité par les premiers militants nationalistes implantés en Guadeloupe. En dépit de l’effondrement du mouvement nationaliste, il reste aujourd’hui le syndicat majoritaire de l’archipel.

[7] Pour une analyse des systèmes coloniaux antiques voir le chapitre VII de la section première de Smith, Adam. Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, 1. Guillaumin, 1859. Dans leur analyse critique de l’impérialisme et de la colonisation, Hannah Arendt (L’impérialisme. Fayard, 1982) et Paul Niger (Les Antilles avant qu’il soit trop tard, 1962) définissent le projet colonial assimilationniste français comme inspiré par celui de l’empire romain.

[8] Catégorie intermédiaire de personnes « non-blanches » libres souvent issue d’union entre colons et femmes dites « de couleur ». Pour une description détaillée des pratiques et représentations liées au métissage en contexte esclavagiste guadeloupéen voir Régent, Frédéric. Esclavage, métissage, liberté  : la Révolution française en Guadeloupe, 1789-1802. 1 vols. Paris : B. Grasset, 2004.

[9] Sur la polysémie de la notion d’assimilation voir Cottias, Myriam. “Esclavage, assimilation et dépendance.” Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques. Archives no. 40 (April 25, 2007) p. 2 – 8.

[10] Expression notamment employée par Françoise Vergès pour se référer au statut des anciens esclaves et de leur descendant dans les « vieilles colonies » du lendemain de l’abolition de l’esclavage jusqu’à la départementalisation. Georgel, Chantal, Françoise Vergès, and Alain Vivien. L’abolition de l’esclavage : un combat pour les droits de l’homme. Editions Complexe, 1998, pages 22-25.

[11] Et ce, qu’elles aient été portées par les élites « de couleur » ou par les subalternes, sous la forme d’un engagement dans les jeunes institutions républicaines ou au contraire de manière autonome et marginale à travers l’émergence d’un mouvement ouvrier chez le « prolétariat noir » utilisant la grève comme mode d’action politique.

[12] Baldwin, James. No Name in the Street. Vintage Books, 2007.

[13] Niger, Paul, Yvon Leborgne, E. Marie-Joseph, and Édouard Glissant. Les Antilles avant qu’il soit trop tard, 1962.

[14] Gama et Sainton, Au mois de mai 1967, afin de maîtriser les mouvements ouvriers et de faire disparaître le mouvement nationaliste naissant, les gendarmes mobiles quadrilleront les rues de Pointe-à-Pitre, capitale économique du département. Le 27, ils ouvrirent le feu sur les manifestants. Le nombre de morts demeure à ce jour inconnu. L’un des leaders, Jacques Nestor, sera abattu ce jour là.

[15] Il semblerait que revendiquer la biguine comme héritage culturel ne constituait jusque-là pas de problème particulier. Les travaux du musicien et musicologue autodidacte nationaliste guadeloupéen Gérard Lockel contribueront durablement à faire du Gwo ka un fort marqueur identitaire typiquement guadeloupéen en milieu nationaliste et désormais bien au-delà (Cf. Infra). Il définit en outre trois cultures : « française », « coloniale » et « guadeloupéenne ». Seul le Gwo ka peut selon lui être qualifié de véritablement guadeloupéen car créé et hérité directement des esclaves.

[16] « La nation est une communauté humaine stable, historiquement constituée, née sur la base d’une communauté de langue, de territoire, de vie économique et de formation psychique qui se traduit dans une communauté de culture ». Joseph Staline, Le Marxisme et la question nationale et coloniale, nouvelle édition complétée, Paris, Editions sociales, 1936. Gellner estime que l’intérêt de cette définition tient davantage « l’influence politique ultérieure » qui fut la sienne qu’à « ses mérites intellectuels, modestes mais non négligeables, bien que peu originaux » (Gellner E., Nations and Nationalism)

[17] Joseph Staline, Le Marxisme et la question nationale et coloniale op.cit.

[18] Si les premiers militants communistes puis nationalistes favorables à une autonomie tendant vers l’indépendance tels Paul Niger voyaient dans le Gwo Ka et le créole une continuité avec l’Afrique, le mouvement maoïste des années 1970 contribue lui, à forger une identité nationale qui retient certes les éléments culturels des descendants d’esclaves sans revendiquer explicitement un lien avec l’Afrique. Cela s’apparente à une tentative d’« autochtonisation » et d’enracinement d’une culture guadeloupéenne pure à un territoire sans référence à une période antérieure la liant à l’Afrique. Dans une période de bouillonnement culturel dans les années 1970-1980, les mouvements rastafaris, panafricains voire black muslim voyageront bien sûr jusqu’en Guadeloupe. Toutefois, selon une ancienne militante quinquagénaire de l’AGEG, ces mouvements n’étaient pas vu d’un très bon œil car dévoyant les jeunes de la lutte de libération nationale de la Guadeloupe…

[19] La fédération locale des Jeunesses Ouvrières Chrétiennes (JOC), puis plus tard Bik a Jennès Gwadloup (le repère des jeunes Guadeloupéens) constituent deux des principales organisations les plus connues de ce types.

[20] En 2009, le collectif a notamment fondé ses revendications concernant l’opacité des conditions de fixation des prix des carburant en se fondant sur rapport du Conseil Economique Social et Régional (CESR) réalisé par Didier Payen. Le site Internet officiel de l’UGTG a mis en ligne de longs extraits de ce rapport précédés du commentaire suivant : « Le document original est précédé de la mention " confidentiel - ne pas diffuser " ; laquelle mention est également insérée comme pied de page... Konpwannn... [« Comprenez [ce que cela peut vouloir dire] »

[21] Hormis le fait que les symboles de la nation guadeloupéenne ainsi définie étaient essentiellement des éléments culturels « noirs », certains conflits syndicaux, notamment dans le secteur de la banane et de la grande distribution, posaient clairement la question du rapport aux Blancs créoles. En outre, l’élément déclencheur des événements de 1967 (Cf. Supra) tout comme celui du soulèvement qu’occasionna « l’affaire Faisan » concernant un professeur métropolitain qui donna un coup de pied au derrière d’un élève noir, semble être très clairement une tension raciale existante, clairement utilisée politiquement sans toutefois que cela soit le fondement de leur dénonciation.

[22] Ainsi au moment où le collectif tentait de relancer une nouvelle dynamique de grève un an après les événements de 2009, Domota prenait-il soin de préciser à John-Paul Lepers qui lui demandait de lever l’équivocité des paroles relevées plus haut de l’hymne LKP que « il y a des yo qui sont des nou et des nou qui sont des yo » mettant ainsi davantage l’accent sur l’aspect socio-économique que racial. Voir le documentaire au titre provocateur « La Guadeloupe colonie française ? »

[23] Plus que de « race » et de couleur de peau, ce discours imprégné de la grammaire anglo-saxonne de réfère davantage à deux « ethnicités » qui seraient le socle de l’identité guadeloupéenne. Sans doute l’émergence des mouvances de l’indianité et de l’afrocentrisme n’est-elle pas étrangère à cette manière de définir les groupes. Nous verrons plus loin dans quelle mesure cette « labellisation ethnique » rend effectivement compte des processus identitaires à la Guadeloupe (cf. infra).

[24] Selon l’expression employée par Francis Affergan au sujet des Indo-Martiniquais voir Affergan, Francis. Martinique  : les identités remarquables  : anthropologie d’un terrain revisité. Paris : Presses Universitaires de Fance. Ethnologies (Paris) p. 35.

[25] Romain Bolzinger, Franck Zahler, « Les derniers maîtres de la Martinique », TAC PRESSE, diffusé le 30/01/2009, Spécial Investigation, Canal +, le 06/02/2009, Canal+ Antilles.

[26] « Casino de Basse-Terre, N°1 de L’hyperpwofitasyon ! », CCN, 11/10/2011, www.ccn.com. Le rédacteur en chef de ce journal en ligne n’est autre que Danik Zandwonis (orthographe créole choisie par l’intéressé), militant journaliste nationaliste également à la tête d’une nouvelle organisation politique nationaliste Fòs Pou Konstwi Nasyon Gwadloup !, « (regroupement des) force(s) pour construire la nation Guadeloupe) » (FKNG !).

[27] Une collaboratrice du président de Région Victorin Lurel qualifie l’article qui lança l’affaire de « désinformation de A à Z ».

[28] Cf. article

[29] Une forte mobilisation syndicale a entrainé la titularisation d’un nombre important d’employés communaux contractuels entre les années 1980 et 1990 notamment dans la ville de Pointe-à-Pitre.

[30] Paul Niger, L’Assimilation, forme suprême de colonialisme, in Paul Niger et al., Les Antilles avant qu’il soit trop tard, 1962.

[31] Racisme et culture

[32] Chivallon, Christine. Espace et identité à la Martinique  : paysannerie des Mornes et reconquête collective, 1840-1960, 1998.

[33] Francis Affergan, Anthropologie à la Martinique (Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1983).

[34] Édouard Glissant, Le discours antillais, Seuil, 1989.

[35] Francis Affergan, Martinique : les identités remarquables  : anthropologie d’un terrain revisité (Presses universitaires de France, 2006).

[36] Daniel, Justin. “L’espace Politique Aux Antilles Françaises.” Ethnologie Française 92, no. 4 (2002)

[37] Ainsi que, comme nous le verrons, la manière même de définir cette émancipation.

[38] Période lors de laquelle une partie de la direction du parti politique nationaliste prit position pour une participation aux élections locales.

[39] Les sigles valent respectivement pour « Collectif des Patriotes Guadeloupéens » dans lequel on retrouve des membres de l’UPLG ; « Fòs pou Konstwi Nasyon Gwadloup » (rassemblement des forces pour construire la nation Guadeloupe) fondé en 2010 par Luc Reinette, ancien leader des groupuscules armés ARC et GLA et le journaliste nationaliste Danik Zandwonis ; et « Comité d’Initiative Pour un Projet Alternatif » également créé en 2010 par le syndicaliste Alain Plaisir et qui a, ai-je récemment appris, quitté les « Assises » fin 2012.

[40] « Marron » est utilisé en tant que verbe ou adjectif en créole pour désigner respectivement l’action de fuir, de disparaître et une personne organisation cachée, clandestine. La référence au « nègres marrons » qui fuyaient les plantations (« marronner ») de manière plus ou moins définitive (selon les caractéristique écologique des territoires des Amériques Noires et de l’Océan indien concernés) au temps de l’esclavage apparait clairement.

[41] Ernest Gellner, Nations and nationalism, New perspectives on the past, 1983.

[42] Dominique Schnapper, La communauté des citoyens  : sur l’idée moderne de nation, Folio. Essais, 2003.

[43] Benedict Richard O’Gorman Anderson, Imagined communities : reflections on the origin and spread of nationalism (Verso, 2006).

[44] Littéralement « pratique de sales nègres », comprendre par là de nègres frustes, sans le sous, généralement paysan et créolophone.

[45] Une récente publicité pour une célèbre marque française de produits laitiers met en scène un couple hétérosexuel de trentenaires pressé de prendre congé d’une femme âgée d’une soixantaine d’années apparentée ae la grand-mère du jeune homme afin de ne pas être coincé dans les embouteillages. Tous les personnages seraient considérés comme étant « noirs ». A l’annonce du départ du couple, la sexagénaire leur reproche de vivre à un rythme trop rapide. Alors que la conversation se tient entièrement en français, la sexagénaire lance soudainement une phrase en créole : « zot présé ! » (« vous êtes [trop] pressés ! ») et leur offre une tartine de beurre de la marque en question. Le couple prend le temps de la savourer et décident finalement de partir plus tard. La publicité s’achève sur un plan de la femme d’âge mûr assise en tailleur en position de méditation une tartine beurrée dans la main. Cette image figurera sur un certain nombre d’affiches publicitaires sur l’archipel. Il est ici intéressant de constater que l’argument de la sagesse des anciens ainsi que l’utilisation du créole soient appliqués à un produit que rien n’associe a priori ni à l’histoire ni à l’économie locale de la Guadeloupe mais plutôt à ce qui pourrait être considéré comme un symbole du mode de vie « métropolitain ».

[46] Zander, Ulrike, and Marie-José Jolivet. Conscience nationale et identité en Martinique, 2010.

[47] Rien ne semble indiquer que le nationalisme guadeloupéen aurait dû ou devrait prendre cette forme. Il n’en reste pas moins intéressant de constater que ceux qui, sur l’échiquier politique guadeloupéen, tiennent les discours, mobilisent ou élaborent les théories les plus « ethniquement absolutistes » (Cf. Gilroy, Paul. The Black Atlantic  : modernity and double consciousness, 1993.) peinent à définir unanimement ne serait-ce que les fondements de l’identité culturelle défendue.

[48] Christine Chivallon, Espace et identité à la Martinique  : paysannerie des Mornes et reconquête collective, 1840-1960, 1998.

[49] C. Chivallon, « Black Atlantic revisited », L’Homme, no. 3 (2008) : 343–374.

[50] Paul Gilroy, The Black Atlantic  : modernity and double consciousness, 1993.

[51] C. Chivallon, « Black Atlantic Revisited », op.cit.

[52] Davantage repris au sens fanonnien (Cf. Racisme et culture), les théories dites « de l’aliénation », que reprend dans une certaine mesure le néologisme militant « démouné » (dépersonnifié), est mobilisé pour justifier la « conscientisation » des masses en vue de l’émancipation culturelle et politique.

[53] Christine Chivallon, « Black Atlantic Revisited », op.cit.

[54] Paul Gilroy, The Black Atlantic…, op.cit.

[55] Cf. ibid

[56] L’ouvrage qualifié d’ « antidisiplinaire » propose une nouvelle esthétique littéraire (ainsi que des voie d’émancipation politique en postface) qui se nourrirait des spécificités des territoires « créoles » de la Caraïbe, de l’océan indien et d’ailleurs. Les Antilles y sont plus précisément présentées comme l’archétype des sociétés « composites ». Le déracinement originel de la majorité de la population d’ascendance africaine, la colonisation/assimilation française et l’arrivée de coolie indien ou chinois et de commerçants syro-libanais ferait de ces régions des sociétés d’invention perpétuelle à partir d’apports culturels divers.

[57] A l’exception de Paul Niger et d’Edouard Glissant qui, dans un numéro spécial de la revue esprit datant de 1963, firent tout deux allusion au métissage, le premier dans sa dimension politique et le second dans sa dimension culturelle. Si pour Niger, les Libres de couleurs représentent une forme de tampon de la société coloniale, Glissant évoque l’idée que les Antilles incarneraient une forme de « fusion » entre l’Europe et l’Afrique qui loin d’être une forme d’ « abâtardissement » leur donne la possibilité de choisir. Niger et al., Les Antilles avant qu’il soit trop tard. Néanmoins, ces écrits sont antérieurs à la véritable implantation du mouvement nationaliste à la Guadeloupe. Lorsqu’il s’agira de fonder les premiers syndicats et partis nationalistes et de définir la nation il semble que ces considérations n’aient pas du tout été prises en compte.

[58] Jean Bernabé, Patrick Chamoiseau, et Raphaël Confiant, Éloge de la créolité , trad par. Mohamed Bouya Taleb-Khyar, 1993.

[59] Melville Jean Herskovits, The myth of the Negro past, Boston, Beacon press, 1958. Bien que s’intéressant aux continuités et discontinuités entre l’Afrique et les Amériques Noires il est souvent fait reproche à Herskovits de réifier un substrat culturel africain qui finirait par devenir une seconde nature se transmettant par des voies mystérieuses.

[60] Césaire, Aimé. Discours sur le colonialisme. 1 vols. Paris  ; Dakar, France : Présence africaine, 1989.

[61] Diop, Cheikh Anta. Nations nègres et culture  : de l’antiquité nègre égyptienne aux problèmes culturels de l’Afrique Noire d’aujourd’hui, 1999.,

[62] Voir Asante, Molefi K., An Afrocentric manifesto : Toward an African Renaissance. Polity, 2007

[63] Asante, Molefi K. trad. Ama Mazama, L’afrocentricité, Paris, Menaibuc, 2003

[64] L’association Racines que représente Marie-Josée Pharaon-Tirolien publie une revue du même nom parlant de l’Afrique et organise des rencontres sur le même thème.

[65] Musique urbaine jamaïcaine popularisée dans les années 1990 et caractérisée par un rythme saccadé sur lesquels les chanteurs rappent ou chantent.

[66] On traduira par « noir » plutôt que « nègre », la connotation potentiellement péjorative ou au contraire « idéologique » de revalorisation du Nègre (Négritude) que revêt ce dernier mot en français n’est pas rendue ici en créole. Il s’agit de se référer au racial et à la couleur de peau.

[67] Terme scientifique utilisé pour se référer aux Blancs.

[68] Rassemblement généralement en plein air où est diffusée de la musique jamaïcaine reggae ou reggae dancehall. Pour une description de la circulation des subcultures afro-américaines et jamaïcaines à la Martinique voir Plantin Corinne, « La diffusion des cultures urbaines états-uniennes dans l’agglomération de Fort-de-France », Les Cahiers d’Outre Mer, 2009/2 n° 246, p. 241-255. Mes observations et quelques échanges informels en Île de France au sein du milieu « hip-hop kréyol » me laissent penser qu’un processus similaires a eu lieu à la Guadeloupe et dans la migration.

[69] Pétonnet, Colette, On est tous dans le brouillard., (Éd. du CTHS, 2002).

[70] Onomatopée commune dans le « monde diasporique noire » obtenue en aspirant l’air et la salive tout en serrant les dents et en collant la langue sur le palet au niveau des incisives supérieures afin d’exprimer l’agacement, la lassitude ou le mépris.

[71] Bien qu’elle ne le précisera pas, mon interlocutrice se réfère bien à la République démocratique Congo ou du Congo Brazzaville et non pas aux descendants de travailleurs africains rachetés pour certains et transbordés à la Guadeloupe pour travailler sur les plantations.