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Le programme "ZONES FRONTIERES"

Séminaire 2008 : "Découvrir" l’impossible sur la pauvreté

« Découvrir » l’impossible sur la pauvreté : zones frontières et nouveaux enjeux de recherche

Sous la direction de :
- Patrick Bruneteaux (Centre de Recherches Politiques de la Sorbonne)
- Daniel Terrolle (Laboratoire d’Anthropologie Urbaine, CNRS)

Lieu : Salle 216 (entrée Place du Panthéon ou Rue Cujas) - 16h-20h

Présentation :

Ce séminaire ayant pour objet la « pauvreté extrême » ou « les plus dominés » vise à favoriser un échange aussi libre et large que possible, sur les cadres théoriques, les méthodologies, les présupposés "scientifiques", et les expériences vécues du terrain ; mais il entend aussi constituer un espace de liberté afin d’objectiver les contraintes qui pèsent sur les chercheurs : respect des personnes « cassées » (gestion des outils de recherches afin de limiter le voyeurisme et le regard intrusif) et protection de leur vie contre les risques de dérapages (demandes policières), stratégies institutionnelles de dénonciation lorsqu’ils tentent de mettre en lumière les logiques de pouvoir s’exerçant tant sur les « pauvres » que sur eux-mêmes, ou lorsqu’ils rendent compte des mécanismes de production des espaces d’accueil et d’action humanitaire. Ce ne sont là que quelques exemples qui indiquent que les études sur la pauvreté posent question dans un univers traversé par des enjeux sensibles. Regarder de près la question sociale, c’est observer l’arrière-cour des Etats dits développés, des Etats qui se pensent « solidaires » et en « lutte contre l’exclusion ». Autrement dit, pour élargir la vision de Simmel, on dira que ceux qui s’en revendiquent justement pour indiquer l’emprise de l’Etat assistantiel sur les pauvres omettent de parler de l’emprise de l’Etat sur les chercheurs qui pensent l’intervention de l’Etat. Plus largement, en centrant les questionnements sur ce qu’on pourrait appeler les « zones frontières », ce séminaire s’inscrit dans une approche nécessairement déconstructiviste de l’étude des plus démunis qui touche aussi bien la question de l’Etat que celle de la population étudiée. L’accent sera mis sur les secteurs d’analyse qui sont peu défrichés en poursuivant, pour l’année 2008, la réflexion commencée l’an passé.

Le séminaire continuera d’explorer, cette année, lors de 6 demi-journées, de janvier à juin, ces six champs de réflexion qui rassembleront plusieurs contributeurs en débat avec les autres participants. Chaque demi-journée de 4 heures commencera avec deux ou trois interventions sur le thème (chaque intervention durera 30 minutes), pour ouvrir sur un court commentaire d’un lecteur qui aura lu les deux ou trois contributions. Le but est de lancer des pistes de débat, de soulever les points communs et divergences, les contradictions éventuelles, les ouvertures possibles. Suivra ensuite un échange pendant le temps restant. La publication du séminaire 2006-2007 étant en cours de réalisation, les intervenants sont invités à préparer leur intervention en vue d’une publication à venir.


Jeudi 10 Janvier 2008 : Ouverture du séminaire.

Thème n°1 : Savoirs d’Etat et savoirs scientifiques : Une dépendance encore plus forte des chercheurs sur la question sociale ?

Intervenants :

- Pascal NOBLET, Chargé de mission Direction Générale des Affaires Sociales (DGAS) : “ Les évolutions politico-admistratives des dispositifs d’accueil et d’hébergement ”.

- Noëlle BURGI, chercheure au CRPS : Présentation de son livre “ La machine à exclure ”, La Découverte, 2006.

Cette première séance pose le cadre de la recherche en science sociale à propos des « plus dominés ». D’entrée de jeu, on constate que le champ de la recherche est occupé et même « pré-occupé ». Une objectivation de l’espace des productions « scientifiques » sur la « grande » pauvreté montre qu’elle se situe au carrefour des savoirs d’expertise et des savoirs scientifiques. Les observatoires de la pauvreté fleurissent (celui de l’Etat, du Samu social, de la FEANTSA), les commandes publiques sont légion (Plan urbain, FAS, MIRE, Education nationale…). Les chercheurs travaillent à cheval entre le fondamental et l’organique, pour emprunter le terme à Gramsci. Il nous importe de questionner cet état de chose.

D’une part, en quoi les difficultés que rencontrent les chercheurs pour penser les « moins dotés de capital » tiennent à l’emprise des catégorisations sociales (Etat, technocrates, travailleurs sociaux, syndicats, collectifs, associations de « sans »…la liste n’est pas exhaustive) ? Pourquoi les acteurs sociaux prétendent-ils savoir et entrent-ils en concurrence avec les chercheurs ? Pourquoi les médias les légitiment-ils, à la place de ces derniers ? Pourquoi certains chercheurs se sont-ils emparés de la catégorie de l’exclusion alors que rares sont ceux qui défendent cette notion ? Quels sont les avantages qui sont retirés de ce ciblage et de cette retenue ? Comment restituer la part respective des penseurs d’Etat (Lenoir, Bélorgey, Besson), des penseurs caritatifs (Labbens pour ATD à une époque, Martin Hirsch pour Emmaüs à une autre) ou des intellectuels organiques ? Quels intérêts sont partagés entre les acteurs d’Etat des politiques sociales et les acteurs d’Etat de l’Université quand ils diffusent et défendent des « théories » de l’exclusion ?

Comment fonctionnent les enquêtes publiques ? Comment fonctionne le marché de la pauvreté qui en résulte et qui instrumentalise ceux qu’il prétend aider ? Il y a un lien étroit entre la commande sociale, la mobilisation des chercheurs sur un objet investi par l’Etat et la définition des « cadres » de la recherche. C’est prendre acte de la sociologie de Simmel pour voir les effets que cela exerce sur notre travail :
- reprise des catégories des segments de l’Etat,
- imbrication dans l’univers scientifique de la double posture d’agent de l’Etat et de chercheur (à l’INED ou à l’INSEE) et toute l’ambiguïté du comptage,
- entrée massive des chercheurs dans les appels d’offre sur le social. On peut aussi faire une auto-analyse de ce que l’on a vécu ou fait, parler de ce que l’on a essayé de faire en acceptant d’y aller. L’on pourrait aussi aborder la question des positionnements des uns et des autres dans ce champ de la recherche. Le pouvoir sur les pauvres à partir du pouvoir sur l’objet "les pauvres" : pilotage de recherches régionales (pour la FNARS ou la CNAF par exemple) ou internationales ; monopole des quantitativistes empiristes dans les observatoires (délégations ou détachements de l’INSEE, l’INED) et les enquêtes nationales.

Comment cette allégeance idéologique se construit-elle à travers la reproduction universitaire et ses validations (thèse, publications) ? A travers l’appareil des "reconnaissances" scientifiques (colloques, communications, publications) et de l’obtention même des moyens économiques nécessaires à la recherche (appels d’offres, financements) ? A travers quelles hiérarchies (où joue à plein cette logique de domination) et quelles structures (réseaux intellectuels, chapelles idéologiques, qui balisent les comités de rédaction des revues, les collections d’édition, les médias audio-visuels, la presse, etc...) ? Comment ces structures font écho et sont articulées à celles qui organisent le champ de la connaissance et de la gestion politique du social (Insee, chercheurs, Observatoires de la pauvreté, structures humanitaires, champ médical et médico-légal, Ministère de l’Intérieur, jusqu’à l’IGAS même qui surveille ce jeu et veille à ce qu’il se poursuive) ?

Il faudrait se pencher sur quelques analyses pointues marquant cette dépendance, le plus simple étant la reprise des catégories (RMiste, exclus), le plus tabou étant la recherche de pouvoir symbolique des chercheurs au carrefour d’un partenariat entre Fondations, Observatoires, Hauts comités, ministères et directions des associations. Comment devient-on un « expert » auprès des instances publiques ? Il faudrait voir ce qui soulève des obstacles réels au travail de recherche, les commandes sociales permettant aussi de jouer un jeu d’apparence pour avoir un financement et reconvertir le rapport en articles à valeur ajoutée dans un univers marqué par la pénurie des postes et la faiblesse des aides matérielles à la recherche (les fonds des laboratoires ne peuvent servir à financer les thèses).

Enfin se pose la question de la position du chercheur dans tout cela. De sa posture et de son imposture dans la manipulation de la science et de l’idéologie qu’il concocte et diffuse à travers ses prestations orales et écrites, dans la construction de ses objets mêmes (par exemple l’usage sans le définir sociologiquement au préalable, du concept de "l’exclusion", dans ses travaux ; ou encore celui de taire les visées répressives envers les SDF (aménagements dissuasifs) d’une entreprise comme la RATP pour ne mettre en évidence que sa façade "sociale" avenante (opérations "coups de pouce"), etc...Du pouvoir que le chercheur exerce ainsi sur l’objet et ses représentations dans le champ social. De la manipulation du terrain (évoqué comme légitime et parfois jamais démontré véritablement), de sa difficulté même (sur le plan de l’éthique professionnelle), si ce n’est de sa dépendance relative à une éthique officielle (qui l’autorise ou pas, et détermine ainsi le fait de le mener "à découvert" ou en immersion inavouée).


- Jeudi 14 Février 2008 :

Thème n°2 : La multiplicité des catégories pour penser les dominés : entre effets du travail idéologique et problèmes scientifiques de définition de l’objet.

Intervenants :

- Daniel TERROLLE , M. de C. Anthropologie Université Paris 8, LAU (CNRS) : “ Représentations et idées reçues à propos des SDF ”.

- Vincent DUBOIS, Professeur de sociologie à l’IEP de Strasbourg : “ Le contrôle des assistés : les catégorisations de la pauvreté dans le tournant rigoriste de l’Etat social ”.

Pour aucune autre catégorie sociale ou pour aucun autre groupe social, on ne repère une telle fragmentation des mots pour penser « ceux d’en bas ». « Sous » la classe populaire se découvre une sorte d’univers de l’impensable pour les chercheurs en science sociale. Il s’agira de s’interroger sur les enjeux proprement scientifiques mais aussi politiques d’une telle difficulté ou, aussi, d’un tel renoncement. Entre soumission aux catégories empiristes, celles des acteurs institutionnels ou celles qui trahissent un véritable abandon de la démarche de conceptualisation, il existe un spectre de problèmes et de stratégies qu’il nous appartiendra d’ouvrir et de mettre à plat.

Pourquoi existe t-il une bataille spécifique autour des catégories pour penser la pauvreté ? Il s’agit de réfléchir aux liens entre découpage social et découpage scientifique de l’objet (SDF, sans-abri, sans-logis, surnuméraire, sous-prolétaires, toxicomanes, prostituées, jeunes des rues, sans-papiers, Rmistes, famille monoparentale, pauvres, grands exclus, désaffiliés, marginaux, déviants…). Ce séminaire sera l’occasion d’écouter des interventions prenant pour objet les constructions sociales de la « pauvreté », la genèse de telle ou telle catégorie « d’allocataire » ou de « bénéficiaires », l’étude des formes d’étiquetage des « vagabonds », « asociaux », « déviants », « inadaptés », « marginaux » Actuellement, ceux qui travaillent sur les « enfants de la rue » ne vont pas communiquer avec les spécialistes des « toxicomanes », ceux qui travaillent sur la prostitution vont s’étonner qu’on puisse les rapprocher de ceux qui se penchent sur les SDF ou les « allocataires du RMI ». Un des premiers enjeux de ce séminaire est de chercher en quoi ces différenciations sont légitimes ou non sur le plan scientifique. Qu’est-ce que les uns et les autres prétendent apporter à la science en privilégiant telle ou telle catégorie ? Théories, matériaux et outils, concepts et formes d’écritures seront interrogés dans une perspective résolument déconstructiviste afin d’interroger nos « pré-constructions » véhiculées par une terminologie extrêmement éclatée. Pourquoi, quand on pense les plus dominés, assiste t-on à un tel fractionnement ?

Peut-on segmenter les publics « pauvres » ou les subsumer dans une catégorie nouvelle et généraliste ? Existe t-il des travaux qui mettent en lumière les logiques de circulation d’un groupe à l’autre ainsi que les mécanismes structuraux qui dessinent des trajectoires de « chute ». On attend des recherches ayant montré comment ces populations présentées comme hétérogènes, glissent dans des positions éphémères et renouvelées (« jeunes de cité », « toxicomanes », « Rmiste » ou « SDF »). On peut soulever légitimement la question de l’hétérogénéité présentée comme un « fait d’évidence » de la part des chercheurs « autorisés » à ce propos. A partir de quelle position théorique se donne à voir une homogénéité ou une hétérogénéité ?

Peut-on dessiner un espace des prises de position ? A supposer que l’on parvienne à identifier des grandes classes de théorisation des plus dominés (ce qui en constitue déjà une…), quel est le pouvoir heuristique de telle ou telle désignation ? Peut-on inférer d’un tel éparpillement qu’il est impossible de penser ceux qui sont hors statut ? Autrement dit, la difficulté à catégoriser renvoie-t-elle à la pratique même de la science sociale, qui est de rendre compte des « formes sociales », des « groupes constitués » ?


- Jeudi 13 Mars 2008 :

Thème n°3 : L’accès risqué au terrain et expériences limites.

Intervenants :

- Sylvain AQUATIAS, M. de C. IUFM Limoges : “ La recherche en prévention de la délinquance et des conduites à risques parmi les jeunes issus des quartiers relégués : l’ambiguïté de l’approche ethnologique. ”

- Karine BOINOT , Docteure en Psychologie clinique, Psychologue clinicienne, Institut de Criminologie et de Sciences humaines, Rennes 2 : "De la mise à mal du chercheur...à la mise en mots."

Chacun sait que approcher les plus dominés n’est pas toujours facile. Le chercheur dérange, quand il n’est pas pris pour un enquêteur social voire un policier. « Prostituées » sous dépendances, « dealers » inquiétés dans leurs trafics, « toxicomanes » en manque qui doivent voler pour s’approvisionner, groupes de SDF qui subissent la misère sexuelle, voient le chercheur comme une menace ou une proie. Plusieurs dimensions peuvent être travaillées lors de cette séance :
- l’accès à la population : physique tout d’abord : les pauvres emprisonnés, les squatteurs toxicomanes cachés dans une friche industrielle, les SDF morts et « disparus ». Peut-on notamment travailler sur ces situations lorsque l’on est chercheur ? Et chercheuse ? Et psychique : les SDF clochardisés murés dans une souffrance extrême, la misère sexuelle des jeunes pratiquant les tournantes. Peut-on se déplacer la nuit auprès de ces différents groupes lorsque le chercheur déploie des ressources fortement convoitées par ces mêmes groupes (biens matériels, corps féminin…) ?
- les effets d’une culture ou le capital physique de survie peut être retourné contre le chercheur : les « SDF toxico » sous l’emprise du produit et portés au « passage à l’acte », les groupes ethniques de l’Europe de l’Est qui tournent dans la rue, les SDF prédateurs en CHU…

Il serait nécessaire d’autre part, de réfléchir à la notion d’expérience limite. Il s’agira de donner la parole à des chercheurs qui ont effectué un travail de terrain "hors du commun" ou dont la démarche témoigne une originalité qui mérite l’auto-analyse et le débat collectif : soit à cause du jeu de mimétisme ou des risques encourus (fumer avec les jeunes ; participer à des illégalismes, s’engager dans une lutte militante avec des actions "coûteuses" sur le modèle idéal-typique de S. Bourgois en Amérique du Sud) ; soit du fait d’une méthodologie nouvelle ; soit à cause d’un rapport de proximité dramatique à l’objet : un chercheur ayant le sida qui effectue sa thèse auprès des enfants pauvres et orphelins de parents morts du sida, atteints eux-mêmes du sida dans un pays d’Afrique ; d’autres chercheurs qui doivent accompagner un SDF dans ses tentatives de suicide, par exemple.

Il s’agira ainsi de s’interroger sur les zones limites (femme ethnographe travaillant de nuit auprès d’un groupe d’hommes, tout chercheur circulant auprès de groupes recourant à la violence physique...) et d’analyser les ressources initiales et construites ayant permis de faire face aux difficultés présumées (et anticipées) ou découvertes pendant le terrain. Terrains risqués marqués par les risques et les renoncements, les contournements (dont l’engagement auprès des acteurs) et les désillusions, les fragments d’observation et les refus...


- Jeudi 10 Avril 2008 :

Thème n°4 : Les violences extrêmes des dominants et des dominés entre eux.

Intervenants :
- Emmanuel SOUTRENON, doctorant CSE/CMH-ETT : "La violence ? Quelle violence ? A partir d’observations sur la gestion des sans-abri dans le métro parisien et au Chapsa de Nanterre".

- Bénédicte HAVARD-DUCLOS, Doctoreure en Sociologie, PRAG, Laboratoire ARS, Université de Bretagne occidentale : “L’intervention militante en faveur des pauvres : un encadrement brutal indépassable ? Enquête dans quelques comités de l’association Droit Au Logement (DAL) à la fin des années 1990 ”.

Cet axe du séminaire vise à aborder la question du lien entre pauvreté, domination et violences. L’histoire des « SDF », vagabonds et autres « inutiles au monde » est jalonnée de répressions diverses (déportations, pénalisations, arrestations, violences physiques, enfermement). Les formes de domination des dominants trouvent un écran dans le discours républicain sur « la citoyenneté » et les « luttes contre l’exclusion » : Comment les différentes catégories d’acteurs publics parviennent-ils à masquer ou atténuer cette réalité de violences (c’est le cas avec la mort des SDF, c’est le cas avec la question des droits de l’homme dans les CHU). Comment en rendent-ils compte à leur manière ? On peut réunir des travaux qui vont dans le sens d’une interrogation autour des contradictions entre "politiques sociales" et respect des droits, entre dispositifs théoriques et dispositifs vécus (notamment le 115). Comment la République, à l’instar de ses constructions hagiographiques sur le colonialisme niant le passé esclavagiste à partir de 1848, met-elle en place des outils pour se persuader qu’elle demeure humaniste, progressiste et solidaire dans l’espace assistantiel ? Qu’est-ce qui permet effectivement de montrer des « avancées sociales » dans le traitement d’une pauvreté qui ne cesse de s’aggraver par ailleurs (chiffres du travail précaire, désillusion des jeunes à propos des stages "bidons", augmentation des sans-abri et des sans-papier à la rue, démotivation des travailleurs sociaux qui ne parviennent pas à insérer les personnes dans un travail et un logement de droit commun) ?

Le séminaire sera l’occasion de défricher quelques secteurs anciens ou récents où s’expriment encore les violences directes et les plus visibles, ainsi que les transformations réelles qu’elles ont connu ces dernières années. On envisage des interventions autour du travail des Bleus, l’emprisonnement des SDF jusqu’en 1993, les renvois de CHU et les différentes formes de l’exclusion dans l’exclusion, par exemple.

En prenant appui sur les travaux qui ont pointé les failles du misérabilisme et du populisme, on privilégiera les interventions qui mettent en valeur les jeux de domination entre dominés, en mettant en évidence comment se reproduit cette logique des rapports sociaux comme manière de vivre, d’être au monde, comme pédagogie implicite même. Quels que soit les types de pauvres, seront soutenues les communications qui croisent domination, logiques de survie et violences endogènes (hiérarchies dans le trafic de drogue et logiques de bandes, pillages et manipulations entre SDF, assujettissement des femmes par les hommes) tout en montrant les jeux complexes entre intériorisation durable et contextes fluides de soumission, incluant les ripostes possibles et la défense des droits.

La violence des dominés demeure un sujet tabou. Pourquoi fait-on l’impasse sur ces reports des logiques d’exploitation ? Pourquoi les dominés briseraient le processus de domination et ne l’exerceraient-ils pas sur les plus faibles d’entre eux (femmes, enfants) ? Quel misérabilisme est inscrit dans la seule recherche des « déterminations de la violence structurelle des dominants » ? Pourquoi les sociologues ont-ils tant de mal à rendre compte des espaces de spécialisation (dealers, groupe de tournantes ou mise en prostitution des femmes du ghetto ou du Barrio, de la cité ou du bidonville) où s’exerce la violence des dominés, souvent contre les personnes de leur entourage ? Quelles formes de militantisme implicite, quelles pratiques de censure peut-on identifier ?


- Jeudi 15 Mai 2008 :

Thème n°5 : La pertinence de l’approche comparée de la pauvreté.

Intervenants :

- Justin DANIEL, Professeur de Science Politique, Université Antilles Guyane, Doyen de la faculté de droit et d’économie : “ Critique de l’approche quantitative de la pauvreté en Martinique ”.

- Véronique ROCHAIS, doctorante EHESS : “ Cultiver son jardin-ghetto : ethnographie d’une reconversion d’un ancien dealer ”.

- Luc SMARTH, Socio-anthropologue haïtien de la pauvreté, Université de Port au Prince

Peut-on comparer des sans-abri d’Etats développés à ceux d’autres Etats aux cultures différentes ? Il s’agit d’interroger nos propres repères théoriques par le détour d’approches monographiques étrangères qui nous autorisent en groupe, à lancer un travail comparatif.

On comparera la situation de la France avec celle de différents pays qui s’inscrivent soit dans l’orbite de la culture occidentale, soit qui relèvent de cultures autres ou les termes de la comparaison sont plus problématiques : pays sans tradition capitaliste et démocratique (l’Ukraine), pays avec une culture très différente mais dans un cadre capitaliste (Japon) ; pays en situation de grande pauvreté généralisée (Pérou, Burkina Faso…).

Comparer les "SDF", c’est déjà s’interroger sur ce que chaque Etat met sous cette appellation. Est-ce que les Japonais utilisent le même syntagme « sans-domicile fixe » ? Comment chaque Etat ou chaque communauté scientifique, en fonction de la configuration de l’espace de la pauvreté, nomme t-il la population « errante » ? Par exemple, en Martinique, pourtant officiellement territoire français, les SDF sont presque tous des toxicomanes au Crack, ils sont donc bien différents des populations dites hétérogènes que l’on trouve en France métropolitaine. Ils sont appelés « errants toxicomanes » avec en arrière plan, chez une partie des habitants des quartiers pauvres, la référence à la dimension magico-religieuse du zombi.

Un enjeu important de ce séminaire pourrait être de décloisonner notre monde théorique. Comment, sans syncrétisme facile et superficiel, jeter des passerelles entre les modèles théoriques ? Entre les modèles européens (eux-mêmes différenciés) et anglo-saxons ? Quels sont les modèles théoriques "culturels" pour penser les plus dominés ? Il pourrait y avoir une intervention sur l’espace du pensable aux USA, en France, dans les pays du Nord, dans les pays du Sud. A partir de ces monographies, on peut là encore avoir une approche comparative collective. Peut-on parler de SDF dans les villes des Etats africains ou d’Amérique du Sud ? Sachant que les pauvres et particulièrement les enfants vivent dans les rues en Amérique latine comme en Afrique, peut-on parler de SDF alors que ce terme désigne en France et en Europe de l’Ouest l’apparition subite et massive de personnes à la rue dans les années 1980 ? Mais, à s’enfermer dans la catégorie administrative de « SDF », ne risque t’on pas justement de ne pas voir les points communs entre les « plus pauvres » et aussi de s’interdire de penser les effets différenciés d’une même mondialisation capitaliste ? Comment plus généralement trouver des critères de comparaison face à une dimension relativiste de la pauvreté ? Sachant que les « smicarts » du Brésil vivent avec l’équivalent du « RMI » en France, comment parvenir à penser cette relativité en tenant compte du niveau de vie de chaque pays, des politiques sociales (ou de leur absence) qui lui sont propres ?


- Jeudi 12 Juin 2008 :

Thème n°6 : Ethique et objectivation : de l’ethnographie textuelle à l’ethnographie visuelle.

Intervenants :

- Maryse MARPSAT, statisticienne à l’INSEE : “ La Toile, un terrain d’enquête comme un autre ? La recherche autour du journal en ligne d’Albert Vanderburg, cybernaute et sans-domicile à Honolulu".

- Jean-François LAE , Professeur de sociologie, Université Paris 8 : “ La prise photographique : montrer, cacher ? ”.

- Olivier PASQUIERS (Le Bar Floréal), photographe : “ Photographier les SDF ”.

Il s’agit de s’ouvrir à de nouveaux outils et de nouvelles méthodologies (quelle iconographie ou support audiovisuel ?) tout en s’interrogeant sur ce qu’elles font subir aux personnes ainsi objectivées. On s’interrogera sur le fait que l’ethnographie concerne presqu’exclusivement les populations pauvres. Terrains auprès des jeunes des cités, des SDF, des homosexuels, des gens en bidonvilles n’ont pas d’équivalents dans le monde des banquiers, des diplomates, des cabinets ministériels. Cette séance s’appuiera sur des communications qui interrogent le terrain et les outils de l’objectivation en croisant pertinence scientifique et cadre éthique. Que signifie objectiver des êtres en situation de survie pour les « besoins » de l’enquête ? Comment chaque chercheur vit-il cette relation inégalitaire ? Quels scrupules nous poussent à entrer dans l’engagement ou le militantisme afin d’être « utile » ou de laisser un « contre-don » ? Quels effets sur l’enquête cette participation sociale « débordante » exercent-ils ? Quelles réserves construit-on pour préserver le milieu ? Observation cachée, entretiens informels, mémorisation sans prise de notes, double jeu entre le bénévole et le scientifique, dons divers sont des postures fréquentes qui interrogent le cadre éthique de la relation dite « scientifique », sans parler du recours parfois aux techniques du marketing (entretien acheté). Transparence ou non transparence ? Quels sont les dégradés de la dissimulation et du mensonge, de la fabrication d’un rôle et d’une manipulation des personnes ?

Au-delà de ce ciblage scientifique, il est question d’une autre forme d’objectivation : l’image. Que font les anthropologues audio-visuels lorsqu’ils vont filmer les pauvres ? En quoi l’image nous restitue t-elle une réalité différente que la restitution écrite manquerait ? Une image peut-elle être construite comme un concept ? Qu’est-ce que le chercheur s’autorise à filmer ? Pourquoi l’image est-elle plus voyeuriste ? Qu’est-ce que l’on s’autorise à faire et à ne pas faire ? (l’iconographie et l’éthique dans l’objectivation, par exemple : prendre en photo un SDF en train de déféquer entre deux voitures). Dans quelle mesure le documentaire des journalistes s’éloigne-t-il de l’anthropologie audio-visuelle ? Dans quelle mesure le cinéma fictionnel pourrait-il contribuer, lui aussi, à alimenter le débat scientifique ?

Clôture du séminaire.