Transdisciplinarité, humanisme, éducation, technologie et faits sociaux (2016/...)
Résumé : cet article s’intéresse aux buts d’une éducation humaniste et évalue des moyens pouvant être mis en œuvre afin de les atteindre. Il considère en particulier le rôle que pourrait avoir une politique éducative dans la mise en place de ce type de démarche. Dans la lignée de penseurs et pédagogues critiques sud et nord américains, il part de la tension classique d’un processus pédagogique humaniste qui serait situé entre crispation autour de l’idée de l’aliénation versus celle d’une autonomie supposée irresponsable. Puis, à partir d’un travail créatif et réflexif à mener avec les enseignants, il envisage les modalités d’un changement de paradigme éducatif qui serait réellement centré sur la personne humaine : le recours à l’utopie comme mode de pensé et comme source d’idées pour imaginer une politique éducative autre que celle issue de l’approche didactique traditionnelle l’amène à proposer une « politique pédagogique » qui permette une évolution/transformation de l’éducation et des pratiques pédagogiques.
Mots clés :Pédagogie, critique de l’éducation, politique éducative, utopie, humanisme, existentialisme.
Roberto Espejo – Université Centrale du Chili
Florent Pasquier - Paris Sorbonne Inspe
La politique, conçue comme une forme d’exercice d’un pouvoir, implique des choix et engage des valeurs, « elle est toujours construite à partir de choix : choix d’objectifs, de stratégies, de moyens (humains et financiers) » (Beillerot et Collete, 2003, p.163). Mais alors, quelles sont donc les valeurs qui guident ces choix sachant que s’exerce ici un parallèle crucial avec le problème récurrent des buts de l’éducation ? A quoi et qui sert-elle ? Quels sont les principes qui la guident ? Comme dans le cas de la politique, il n’y a pas de réponses spontanées, il s’agit plutôt de prises de position. Ainsi, « l’éducation et la formation sont des objets politiques et objets de politiques » (Beillerot et Collete, 2003, p.165). Nous pourrions souhaiter a priori que les décisions politiques concernant la mise en place de systèmes éducatifs soient construites à partir d’une priorisation autour du bien-être de l’être humain et de la société, d’une weltanschauung (conception du monde) humaniste particulière et qu’elles ne soient pas seulement des éléments de réaction face aux urgences politiques et sociales. Cette façon de voir le monde, cette théorie de l’éducation, implique un ensemble de présupposés épistémologiques mais aussi collectifs et anthropologiques. On devrait ainsi voir la politique des choses de l’éducation comme l’incarnation d’un regard porté sur l’être humain croisé avec des idées concernant une société particulière que nous, qui composons l’humanité, cherchons à construire. Et dans tous les cas, le centre en resterait l’humain. Rappelons à titre d’exemple la notion de John Dewey sur les fins de l’éducation : le processus éducatif étant « à lui-même sa propre fin » (Dewey, 1975, p. 389), le développement de l’être humain devrait être placé au centre de l’action, pour éviter toute création de formes vides de sens. En effet, Dewey révèle le danger d’une politique qui nous pousserait à « nous trouver une fin en dehors du processus de l’éducation auquel l’éducation est subordonnée » (Dewey, 1975, p. 149). Car, afin de se développer, l’être humain a besoin de savoir se placer dans un certain contexte historique. Ainsi, les hommes vivent en communauté « en vertu des choses qu’ils ont en commun » (Dewey, 1975, p. 38), raison pour laquelle la transmission d’une génération à l’autre de ce bagage – la transmission de la culture - est extrêmement important. Il en propose une analogie célèbre avec la transmission génétique : « la société existe grâce à un processus de transmission tout à fait semblable à celui de la vie biologique : les membres plus âgés de la société communiquent aux plus jeunes leurs façons de faire, de penser et de sentir » (Dewey, 1975, p. 37). L’éducation doit alors revêtir une certaine forme pédagogique, dans le sens grec du terme : il s’agit d’accompagner plus que de former dans des attendus préétablis. De ce point de vue, la politique peut elle aussi être « pédagogique » : une politique pensée pour l’humain et par l’humain. Éducation et politique convergeraient et agiraient à l’unisson, avec l’être humain comme centre de leur préoccupation. Pour mieux comprendre ce qu’impliqueraient de telles finalités, nous allons d’abord rechercher quels sont les buts et les moyens qui devraient être mobilisés, puis envisager la question de la dimension existentielle en rapport avec celle de l’aliénation versus l’autonomie pour enfin discuter du bien fondé d’un tel changement de paradigme éducatif.
À supposer que tous les acteurs prenant part aux processus éducatifs s’entendent sur un ensemble d’objectifs humanistes à atteindre, la question des moyens à mobiliser (économiques, critiques…) pour les accomplir serait la seconde phase à investiguer. Comme le remarque Michel Soëtard (2001), lorsqu’il s’agit de la formation des personnes et lorsque l’objectif est le développement d’une certaine faculté, il faut veiller à réaliser des structures qui permettront à cette faculté de s’exprimer. Mais pour ce faire, un dispositif mis en place pour viser une finalité éducative donnée doit-il relever lui-même de la même nature que cet objectif ? Aldous Huxley (1937, p. 185), savant presque oublié des sphères académiques contemporaines mais qui a généré un ensemble de réflexions assez remarquables concernant l’éducation, pose cette affirmation : « de bons buts ne peuvent pas être atteints par des moyens inappropriés ». Mais que et qui signifient en l’occurrence qu’un moyen est ou n’est pas « approprié » ? Huxley (1937, p. 184) utilise l’idée de direction : « Vous ne pouvez pas atteindre un but historique en marchant dans la direction opposée. Si votre but est la liberté et la démocratie, donc vous devez apprendre aux gens l’art d’être libres et de se gouverner eux-mêmes ». C’est le but qui doit marquer le chemin et la politique doit suivre la même voie. Ainsi, et pour prendre l’un des problèmes classiques dans le domaine des sciences de l’éducation, celui de la liberté, John Dewey (1975, p. 383) signale qu’elle « ne peut pas se développer sans un effort considérable d’exploration, d’expérimentation, d’application ». Le problème, dans l’optique de Huxley, est que les moyens doivent canaliser ces efforts de façon qu’ils n’aillent pas à l’encontre du but recherché. Prenons par exemple l’éducation des très jeunes enfants et celle des enfants plus âgés (à partir des classes élémentaires). Pour lui, les « tout-petits sont éduqués pour la liberté, l’intelligence, la responsabilité et la coopération ». Mais comme produits de notre organisation sociale, les plus grands sont éduqués pour « l’acceptation passive de la tradition, soit pour la domination ou la subordination » (Huxley, 1937, p. 178). Nous retrouvons ici le problème du « curriculum caché » (Jackson, 1990) de l’influence que l’organisation de l’école, au-delà de la transmission des savoirs, va avoir sur les individus. Huxley pousse la question au-delà de la pratique à l’école elle-même. Même si nous réussissons à établir un système d’éducation où les enfants et les adolescents seraient éduqués pour être des individus auto-gouvernés (self-governing individuals), quel sera leur avenir si une fois les années scolaires achevées, ils doivent s’insérer dans une société « hiérarchique, compétitive et adoratrice de la réussite » ? Les effets d’une telle éducation survivront-ils ou bien, après un moment de désorientation, le jeune adulte finirait-il par se réajuster à ces nouvelles conditions de vie ? Or, si « la vie pratique est l’enseignant le plus efficient » (Huxley, 1937, p. 179), la politique n’est-elle pas elle-même fille de l’organisation sociale ? Cette dernière observation nous montre l’importance de la dimension macro-sociale du problème. L’école et l’éducation ne sont qu’un seul système inséré dans un système global plus complexe (Morin, 1992). Les buts d’une pédagogie dite humaniste et critique devraient être cohérents avec les moyens utilisés, mais sans tomber dans une naïveté qui ne considère pas le fait du processus et l’influence de la société comme un tout. Dans leur étude classique Schooling in capitalist America, Bowles et Gintis (1976, p.271-273) ont souligné l’importance de prendre en considération cette connexion essentielle entre le système d’éducation et le système macro-social, notamment la sphère économique. Encore au-delà, les apports des pensées complexe et « trans » (ie. transdisciplinaires, transversales, transpersonnelles…) nous fournissent des pistes de compréhension contemporaines (Pasquier, 2017a, 2016) et d’action (Pasquier, 2017b) à partir de ces interactions. Alors, comment définir des moyens qui soient en cohérence ? Nous pourrions partir d’une interrogation sur l’origine des pratiques pédagogiques : à quoi servent-elles ? En retrouvant leur véritable origine nous pourrions savoir si ces moyens visent réellement l’émancipation des individus concernés par ces processus pédagogiques, en leur proposant de se confronter aux questions du sens et même, si cela s’avérait pertinent, à leur propre subjectivité/intériorité.
La transmission de savoirs culturels n’est sans doute pas la seule fin de l’éducation. La question du « sens existentiel » devrait être également un élément central. D’une façon qui nous semble aujourd’hui à contre-courant, Dewey insistait sur l’indépendance entre l’école et le marché du travail en affirmant qu’une éducation centrée sur la seule préparation professionnelle nuisait « aux possibilités du développement présent » et réduisait « l’efficacité de la préparation à un emploi futur qui conviendra à l’élève » (Dewey, 1975, p. 389).
Il est incontestable que les mass media et en particulier la publicité ont aujourd’hui une fonction « éducative » dans le sens d’une transmission non pas d’une tradition, mais d’une vision du monde. Le danger de la manipulation à travers la suggestion, comme le signala Huxley, est aujourd’hui plus que jamais un problème relevant du pédagogique. Un aspect essentiel de la pratique enseignante devrait être l’utilisation des capacités cognitives pour réaliser une analyse critique des médias (Huxley, 1937, p. 214) et développer la capacité de la résistance à la suggestion (Huxley, 1937, p. 212). Cette idée rejoint les diverses formes de la pédagogie critique, centrée sur l’école comme un espace de résistance vis-à-vis d’une hégémonie comportementale et commerciale insidieuse (Goodman, 1969). Ce problème possède une composante psychologique que nous ne pouvons pas négliger. Huxley (1937, p. 213) met l’accent sur le fait que de nombreuses personnes développent une addiction à ces médias et perdent la connexion avec « leur propres ressources spirituelles ». Rédigé à une époque où internet n’existait pas, ce regard presque prophétique d’Huxley peut nous surprendre. L’addiction aux réseaux informatiques est devenue une réalité de nos jours (Albaracin, 2006 ; Jauréguiberry, 2000 ; Louacheny, Plancke, Israel, 2007 ; Disarbois, 2009). Jauréguiberry (2000, p. 142) par exemple, parle d’internet comme d’une « drogue du moi » : « les soi virtuels qu’il projette ne sont qu’avatars de ses propres pulsions ou des modèles proposés par les médias ou la publicité ». L’impact de ces nouveaux moyens de communication et d’interaction interpersonnelles des digital natives sera réellement mesuré d’ici quelques années. Une approche pédagogique centrée sur l’humain devrait donc travailler les outils pour permettre une lecture critique des médias et considérer leur influence sur nos propres réactions psychologiques. Il s’agit d’un exercice de prise de conscience de notre propre conditionnement (Krishnamurti, 2012) vis-à-vis de cette réalité sociale. Le problème du conditionnement nous amène au problème de l’auto-connaissance : que devraient apprendre aux personnes sur elles-mêmes leurs douze années de scolarité ? Et pour en revenir à l’opinion de Dewey (2003, p. 154-155) : « Qu’elle soit politique, économique, artistique ou religieuse, toute institution sociale a un sens et un but : libérer et développer les capacités de l’individu quels que soient sa race, son sexe, sa classe ou son statut économique. Cela revient à dire que l’institution n’a de valeur qu’en tant qu’elle éduque l’individu et lui promet d’actualiser pleinement ses capacités ».
Selon lui, la valeur de l’institution devrait donc être jaugée en fonction de son utilité pour le développement de l’individu. L’institution éducative en particulier, si elle souhaitait prendre en compte cette fonction d’auto-connaissance de chacun, pourrait redéfinir des termes comme « croissance » ou « capacité » pour les incorporer dans une acception sémantique élargie. Dans ce sens, les apports de la psychologie et de la pédagogie humanistes auraient un rôle à jouer dans le cadre d’une pédagogie réellement centrée sur la personne. L’idée de cette lecture du monde irait alors également dans le sens d’une capacité à développer un certain engagement vis-à-vis de l’amélioration des responsabilités sociales de tous les acteurs impliqués, à commencer par le développement de leur propre capacité d’action dans ce domaine. Cette perspective pourrait prendre des directions plus ou moins radicales, en fonction du réel vécu/perçu et des convictions de chacun. Mais avec toujours pour objectif l’évolution d’un monde qui pourrait devenir potentiellement meilleur et plus juste qu’il ne l’est actuellement.
Lorsque nous éduquons, donnons-nous « une forme » pré-formatée à l’individu ou l’aidons-nous à faire émerger sa propre forme originale, authentique et personnelle ? Ces deux possibilités présentent deux pôles bien connus. Le premier correspond – dans son cas extrême – à de la manipulation : nous donnons à l’individu une forme correspondant aux besoins d’un groupe en particulier. Ce groupe peut être une classe sociale, par exemple. Ainsi l’éducation formera alors les enfants des ouvriers pour devenir à leur tour de bons ouvriers (Bourdieu et Passeron, 2005). Mais nous pouvons aussi penser à un groupe religieux : l’éducation peut être alors de type intégriste catholique ou bouddhiste. Cela signifie que l’individu sera « formé » par rapport à un ensemble de valeurs, ou même de croyances, que ce groupe déterminé considère comme importantes. Un autre exemple peut encore être l’éducation d’un groupe politique particulier. Les enfants y seront éduqués dans la ligne d’une certaine idéologie. Nous pouvons enfin considérer également que des ensembles d’idées promues comme bonnes par la société, comme par exemple visant la formation de « bons citoyens », relèvent d’une sorte de conditionnement (Lepri, 2012). La discussion quant à l’influence d’un groupe déterminé, dans le processus de « donner une forme », éclaircie cet aspect de la formation mais en laisse d’autres occultés. Quelle est la signification, pour la personnalité, pour l’individu, de cette forme qui lui aura été donnée ? Pour répondre à cette question, il faut penser aux objectifs des groupes qui ont choisi telle ou telle forme particulière. Ainsi, si nous pensons à un groupe religieux, il s’agira de prédisposer l’individu à agir d’une certaine façon. Dans nos sociétés cette prédisposition à l’action n’ira pas – en principe – jusqu’à une détermination absolue. Si tel était le cas, nous serions en présence d’un « dressage », voire d’un « lavage de cerveau ». Malgré la gravité de cet aspect, il faut dire que la frontière entre la « tendance à » et la manipulation est ténue. C’est pour cela que l’éducation peut être – et a été à plusieurs reprises dans l’Histoire, comme pour l’éducation du surhomme nazi – utilisée comme forme d’ingénierie sociale. Cette dimension de l’éducation qui est l’inculcation d’une forme sur l’individu, nous présente un individu qui suit aveuglément (de gré ou de force, consciemment ou inconsciemment) ce que lui est imposé. Cela met de côté une deuxième dimension de l’éducation : le développement des potentialités de l’être humain. Chaque individu peut se développer dans plusieurs directions et l’éducation devrait veiller à encourager ce développement. Ce travail est nécessaire, même si nous voulions imposer une forme sur l’individu. Nous constatons donc l’existence de ces deux pôles antagonistes dans l’activité d’éduquer : une éducation qui a comme centre le modelage et le formatage de l’être humain et une éducation qui a comme centre le développement des potentialités de ce même être humain. Si nous réfléchissons sur ces deux conceptions de l’éducation, nous observons une superposition simultanée évidente entre les deux : donner quelque forme que ce soit à quelqu’un implique un certain conditionnement, qui vise dans le même temps à donner des capacités pour agir dans le monde. Il faut donc articuler ces deux extrêmes dans ce type de compréhension de ce qu’est l’acte éducatif. Ces deux aspects reviennent à parler d’une éducation qui se développe et dans une direction sociale et dans une direction de l’individu. Elle apparaît donc comme une activité bi-dimensionnelle qui a comme cible le développement de l’être humain et en même temps son inclusion dans le lien social. Ces deux aspects pouvant être pondérés de façons différentes, nous retrouverons des modèles différents de la finalité de l’éducation. Faisant l’exercice de nous situer dans les pôles extrêmes de cette vision de l’éducation, observons ce qui advient si nous nions le pôle opposé. Dans le premier cas, l’éducation se transforme en manipulation qui nie l’individualité. Le centre de l’éducation n’est pas l’être humain mais une idéologie ou une vision de société ayant besoin d’un certain type d’être humain. Cet avers de la médaille semble irrationnel si nous considérons que la société est constituée par les êtres humains qui la composent. Nous retrouvons l’idée d’une construction humaine – dans notre cas une société de type totalitaire – qui devient jusqu’à un certain point indépendante des êtres humains. Une création qui acquiert une vie propre et ensuite hante ses créateurs. Nous sommes face à l’image d’un homme aliéné : il n’est plus lui-même parce que sa création, le système de la société et en particulier le système de l’éducation, l’empêche d’être lui-même. Au pôle opposé, nous constatons l’existence d’un être humain qui se développe en ayant comme but sa seule individualité. La conséquence serait qu’il ne regarderait même pas la société qui l’entoure et dans laquelle il s’insère pourtant et dont il dépend. Pouvons-nous alors parler d’égoïsme forcené ? Sans doute : cet être humain deviendrait autocentré et ne considérerait plus le système social dont il fait partie. L’idée de l’interdépendance en serait oubliée, tout autant que sa responsabilité vis-à-vis des hommes. Pouvons-nous décrire cet état par le mot « autonomie » ? Castoriadis (1997) nous rappelle le sens étymologique du terme : se donner ses propres lois. Pour éclaircir le problème il faut donc considérer les différences entre égoïsme et autonomie. Si nous prenons l’idée de l’autonomie comme un processus de l’homme qui se donne ses propres lois (pourvu qu’elles soient éthiques), qui est conscient de la voix de l’Autre qui parle en lui-même, pour reprendre l’expression de Lacan (Baïetto, 2010), il est clair que l’égoïsme ne prend pas en considération ce travail de prise de conscience. L’égoïsme consiste en la poursuite de ses propres désirs, sans considérer l’existence des autres. Cette dichotomie a été décrite dans le texte classique de Popper (1979, p.90) La Société ouverte et ses ennemis où il la démontre en considérant quatre termes : l’égoïsme, l’altruisme, l’individualisme et le collectivisme (l’individualisme ne constituant pas l’antonyme de l’égoïsme) : « Or nous venons de voir que le collectivisme n’est pas l’opposé de l’égoïsme de classe, et ne se confond pas avec l’altruisme ou le désintéressement. L’égoïsme collectif, par exemple l’égoïsme de classe, est très répandu. D’autre part, un individualiste peut être altruiste, c’est-à-dire prêt à consentir des sacrifices au profit d’autres individus. Autrement dit, chacun de nos quatre termes peut se combiner avec deux autres (à l’exclusion, évidemment, de son antonyme), ce qui nous donne quatre combinaisons différentes ».
Ainsi, nous nous rapprochons de l’idée poppérienne de « l’individualisme » comme synonyme de ce que nous décrivons comme « autonomie ». Une vision de l’éducation raisonnable devrait prendre en compte l’individualité tout autant que le contexte de la société dans laquelle elle se développe. Dans le langage de Popper, il s’agira d’une éducation qui devra promouvoir un individualisme collectiviste. L’autonomie trouve son sens dans ce cadre, c’est-à-dire que l’homme qui se donne ses propres lois se (re)trouve lui-même par rapport à la société où il vit. En d’autres termes, il n’est pas question que l’autonomie ne prenne pas en compte l’existence de l’environnement dans lequel elle s’exerce. Nous reformulons donc cette idée en considérant l’autonomie comme un « individualisme collectiviste », comme un être humain qui développe ses potentialités et qui en même temps reconnaît ce que nous pourrions appeler une responsabilité sociale. Nous retrouvons là l’idée freirienne de la conscientisation : l’éducation est un processus de transformation individuel qui inclut la transformation du monde (Kirylo et Boyd, 2017). Le vrai problème de l’éducation sera donc de promouvoir ce processus de développement de l’autonomie lié à la transformation du monde (Espejo, 2012). Nous le savons déjà : si d’un côté l’individu est négligé l’homme sera aliéné par une vision du monde imposée, une lecture préalable du monde qui ne lui est pas propre puisqu’il est habité par d’autres, par exemple par des messages qui proviennent d’un marché implacable ou d’une vision politique qui relève de l’idéologie. Sur l’autre versant, si l’homme ne prend pas conscience des enjeux de la relation qu’il a envers le monde où il vit, il risque de se transformer en être autocentré. L’homme est aliéné par lui-même parce qu’il ne peut regarder au-delà de ses propres désirs ni s’inclure dans un tout dont il est une partie. Parmi les dérives inhérentes à ces extrêmes se trouvent la marchandisation de l’éducation et l’unidimensionnalité du développement de l’être humain. L’éducation ne peut pas continuer à être considérée comme une « simple » transmission des savoirs. Une mutation de l’éducation nécessite réflexion, échange, conscientisation et reformulation.
La pédagogie critique considère les enseignants et les éducateurs comme des intellectuels transformateurs (Giroux, 2001). La création pédagogique, dans le sens de la mise en place de dispositifs et de production théorique vis-à-vis de la pratique, requiert pour sa mise en place également un regard politique. Car l’éducation est finalement peut-être, tout autant qu’une science, un art d’implication et d’invention avec soi-même, avec les autres et avec le monde. La liberté de créer, aspect important de l’image du pédagogue en tant que praticien/chercheur, nous rapproche de l’idée de l’art d’inventer en éducation, développée par Christiane Peyron-Bonjan (1994, p. 144) : « pour les pédagogues futurs, l’art d’inventer en éducation tenterait de coupler la logique et la metis, l’un et le multiple, le permanent et le mouvant ». L’idée d’un « processus créatif de la pensée inventive » (1994, p. 141) s’applique à cette conception des enseignants et à leur formation, y compris dans le cas de l’enseignement universitaire (Espejo, 2017). Cet idéal du travail pédagogique demande, comme le précisait Dewey (2003), des institutions engagées dans le développement des personnes. La question qui se repose alors, déjà abordée précédemment, est encore la suivante : quelle est la meilleure organisation institutionnelle pour un tel travail pédagogique ? Et quel est le rôle de la politique dans la définition et la mise en place de cette organisation ? L’évolution du rôle de l’éducation dans la société d’aujourd’hui nous place face à une décision importante. Nous l’avons vu, des tendances vont vers une conception utilitariste de l’éducation, où le lien entre les espaces pédagogiques et le marché économique est de plus en plus étroit. Les politiques éducatives pourraient réserver des espaces de créativité et d’innovation : « l’innovation est essentiellement une impulsion politique sur des questions pédagogiques ; en ce sens, les innovations mêmes dépendent du dynamisme et de l’imagination des acteurs locaux » (Beillerot et Collete, 2003, p.195). Le danger de constituer une pratique « écrémée » et coupée de la réalité sociale est monnaie courante dans plusieurs mouvements pédagogiques dits « alternatifs ». Sous le prétexte de « l’épanouissement de l’individu » est oubliée la connexion avec son milieu et la responsabilité que cette position implique. Comme le signale Edwin Schur (1975, p. 5) dans son livre critique sur les mouvements du potentiel humain, plusieurs de ces mouvements alternatifs cachent une vision anhistorique et apolitique : « La croyance trompeuse que la croissance individuelle produira automatiquement un changement social majeur colle agréablement avec notre façon typique, apolitique et anhistorique de voir le monde ».
Il souligne (1975, p. 189) le danger simplificateur des innovations comme celle de la Confluent éducation (Shapiro, 1998) couplé à une récupération de ces techniques par le marché et par la classe moyenne. L’idée seule de recherche du « bien être » personnel et collectif occulte le conflit inhérent à toute recherche d’alternatives des organisations sociales. Ainsi l’idée d’inclure ces dimensions dans une approche pédagogique critique aboutit à une volonté consciente et éclairée d’une évolution sociale collective.
De nos jours, certaines des prémonitions de Huxley il y a 80 années sont devenues une réalité et sont étudiées par le champ de la critique contemporaine. Ainsi, la question de l’auto-connaissance comme objectif pédagogique ne peut être séparé d’une lecture de la réalité sociale. Cette lecture devrait aussi promouvoir, non pas une vision politique déterminée/déterministe mais une prise de conscience des conséquences de notre façon d’agir (comme la congruence) et des paramètres avec lesquels nous prenons des décisions de société (comme l’assertivité). L’idée du mode utopique conçue par Ruyer et retravaillée par Anne Marie Drouin-Hans (1998, 2004) est une façon de considérer le regard pédagogique au sein du vaste domaine de la théorie sur l’utopie. Ruyer (1988, p. 9) parle ainsi du mode utopique comme de l’exploration des latéralités possibles : « Le mode utopique appartient par nature à l’ordre de la théorie et de la spéculation. Mais, au lieu de chercher, comme la théorie proprement dite, la connaissance de ce qui est, il est exercice ou jeu sur les possibles latéraux à la réalité. L’intellect, dans le mode utopique, se fait « pouvoir d’exercice concret » ; il s’amuse à essayer mentalement les possibles qu’il voit déborder le réel ».
Cette idée du mode utopique, dit Ruyer, relève de la compréhension fine. Drouin-Hans propose dans son livre Éducation et utopies (2004) de faire la distinction que Ruyer n’a pas détaillée entre « mode utopique » et « procédé utopique » : le mode utopique n’a pas une « intention instrumentale explicite », tandis que le procédé utopique se « donne consciemment pour objectif de comprendre » (p. 62) et peut être défini comme « un usage conscient et volontaire de la mise en scène fictive de situations visant à travailler sur le réel » (p. 67). Et plus explicitement (p. 62) : « Au total, on pourrait considérer que le procédé utopique concerne les démarches conscientes d’elles-mêmes – qu’elles soient ou non désignées ainsi par ceux qui l’utilisent – reposant sur la conviction d’une efficacité des expériences de pensée pour comprendre le réel et éventuellement le transformer. Et on réserverait le mode utopique aux commentaires sur les inventeurs d’utopies, qui se concentrent sur le monde fictif et logiquement possible qu’ils élaborent, tout en éclaboussant le monde réel de leur clarté ».
L’importance du lien entre critique et utopie (comme procédé et comme mode) a souvent été évoquée dans nos communautés, comme par exemple par Horkheimer (1974, p. 192) : « De nos jours, le progrès en direction de l’utopie est bloqué principalement par la disproportion complète qui existe entre le poids écrasant de la machinerie du pouvoir social et celui des masses réduites à l’état d’atomes. Toutes les autres choses telles que l’hypocrisie largement répandue, la croyance en des théories fausses, le découragement de la pensée spéculative, l’affaiblissement de la volonté ou, sous la pression de la peur, son détournement prématuré vers des activités sans fin – sont symptomatiques de cette disproportion ».
Ivana Milojevic (2003, p. 415), suivant une idée de Foucault (2012), appelle cela les hétérotopies, c’est-à-dire, les lieux « autres », ou les contre-lieux. Comme le remarque Milojevic (2003, p. 447), plusieurs auteurs ont regretté un « manque d’espace pour l’imagination utopique et la construction de récits (narratives) éthiques et politiques à grande échelle ». Ce manque de vision utopique aurait produit une « paralysie politique », au moins à la gauche de la scène politique (p. 448). Or nous avons vu que pouvoir examiner les « latéraux possibles » de la réalité a une importance fondamentale dans la construction de politiques pédagogiques. Le rapport complexe entre l’utopie comme catégorie en lien avec la critique a été exploré par Tyson Lewis (2006, p.7). Il remarque ainsi qu’ « une analyse complète de l’éducation et de la pensée utopique dans le marxisme d’Occident n’a pas encore été faite. Cet oubli est encore plus particulier si nous considérons l’influence de l’École de Francfort dans les traditions de la Critical pedagogy ». L’utilisation de l’utopie est une possibilité de penser autrement l’éducation, non pas dans une finalité théorique, mais pour aller au-delà d’un discours convenu et introduit dans tous les espaces éducatifs. Et comment lutter contre l’hégémonie du discours éducatif si ce n’est à travers la considération d’autres possibilités ? La politique apparaît ainsi liée à l’utopie et devient une affaire pédagogique, creuset d’une véritable éducation centré sur l’humain.
Albarracin, D. (2006). L’addiction virtuelle. Champ Psychosomatique, n.43, p. 75-87.
Baïetto, M.-C. (2010). La voix incorporée. Analyse Freudienne Presse 17, no 1 : 57.
Beillerot, J.,Collete, S. (2003). Les politiques d’éducation et de formation (1989-2002). Première partie. Carrefours de l’éducation 2003/1 (n° 15), p. 160-202.
Bourdieu, P., Passeron, J.-C. (2005) La reproduction : éléments pour une théorie du système d’enseignement. Collection « Le sens commun ». Paris : Éd. de Minuit.
Castoriadis, C. (1997). Faire et à faire : Les carrefours du labyrinthe V. Paris : Seuil.
Dewey, J. (1975, 1ère ed. 1916). Démocratie et éducation. Paris : Fabert.
Dewey, J. (2003, 1ère ed. 1982). Reconstruction en philosophie. Pau : Léo Scherer.
Disarbois B. (2009). L’addiction au virtuel : une présence sans absence. Psychotropes 2009/1, Vol. 15, p. 41-58.
Drouin-Hans, A-M. (1998). L’éducation une question philosophique. Paris : Anthropos.
Drouin-Hans, A-M. (2004). Éducation et utopies. Paris : Vrin.
Espejo, R. (2012). Vers une pédagogie critique existentielle. Paris : L’Harmattan.
Espejo, R. (2017). Aprendiendo de la experiencia : un dispositivo de análisis colaborativo de experiencias pedagógicas. Perspectiva Educacional, 56(2).
Foucault, M. (2012). Le Corps Utopique, Les Heterotopies. Nouvelles Editions Lignes.
Giroux, H. (2001). Cultura, política y práctica educativa. Barcelona : Grao.
Goodman, P. (1969). Five years : thoughts during a useless time. New York : Vintage.
Horkheimer, M. (1974, 1ère ed. 1937). Théorie traditionnelle et théorie critique. Paris : Gallimard.
Huxley, A. (1937). End and means. London : Chatto&Windus.
Jauréguiberry, F. (2000), Le moi, le soi et internet. Sociologie et sociétés, vol. 32, n° 2, 2000, p. 136-152.
Jackson, P. W. (1990). Life in classrooms. New York : Teachers College Press.
Kirylo, J. D., Boyd., D. (2017). Paulo Freire. His Faith, Spirituality, and Theology. Rotterdam : Sense Publishers.
Krishnamurti, J., Suarès, C. (2012). De l’éducation. Paris : A. Michel.
Lepri, J.-P., Du Bouillon, A. (2012). La fin de l’éducation ? Commencements…, Breuillet : Éd. l’Instant Présent.
Lewis, T. (2006). Utopia and education in critical theory. Policy futures in education, Volume 4, Number 1, 2006.
Louacheni C., Plancke L. et Israel M. Les loisirs devant écran des jeunes. Usages et mésusages d’internet, des consoles vidéo et de la télévision. Psychotropes 2007/3-4, Vol. 13, p. 153-175.
Milojevic, I. (2003). Hegemonic and marginalized educational utopias in the contemporary western World. Policy futures in education, Volume 1, Number 3, 2003.
Morin, E. (1992). Introduction à la pensée complexe. Communication et complexité. Paris : ESF.
Pasquier, F. (2016). Le Tiers-Caché : pour un nouveau paradigme en sciences humaines et sociales. Dans B. Nicolescu (dir.), Le tiers caché dans les différents domaines de la connaissance (p. 171-176). Paris : Éditions Le Bois d’Orion.
Pasquier, F. (2017a). La transdisciplinarité : combien de divisions ?, in Perspectives pour la transdisciplinarité, Année de la recherche en sciences de l’éducation (Arse, p. 33-46). L’Harmattan.
Pasquier, F. (2017b). Principes et matériaux pour mener un atelier de transformation. Une exploration sensible, conceptuelle et concrète. In Mattéi, B., Valabrègue, A., Dhers, J., Buffeteau. G. et Pasquier, F. (coord.), Réinvestir l’Humain. Ateliers de transformation : individus, collectifs, sociétés. (p. 85-104).
Peyron-Bonjan, C. (1994). Pour l’art d’inventer en éducation. Paris : L’Harmattan.
Popper, K. (1979). La société ouverte et ses ennemis : l’ascendant de Platon. Paris : Seuil.
Ruyer, R. (1988). L’utopie et les utopies. Brionne : Gérard Monfort.
Schur, E. (1975). The awareness trap : self absorption instead of social change. NY : McGraw Hill.
Shapiro, S. B. (1998). The place of confluent education in the human potential movement : a historical perspective. Lanham : University Press of America.
Soëtard, M. (2001). Qu’est-ce que la pédagogie ? Le pédagogue au risque de la philosophie. Issy-Les – Moulineux : ESF.