Une incorporation de régimes de normativité ?
citation
Constantin Apovo,
"La figure du militant dans deux films de la Blaxploitation Une incorporation de régimes de normativité ?",
janvier 2018,
REVUE Asylon(s),
N°15, février 2018
ISBN : 979-10-95908-19-7 9791095908197, Politique du corps (post) colonial,
url de référence: http://www.reseau-terra.eu/article1408.html
résumé
Le traitement de la figure du militant est problématique dans certains films de la blaxploitation, c’est-à-dire que cette figure est présentée comme nuisible, destructrice voire monstrueuse ; elle symbolise une menace à l’ordre social, ce qui permet de ne plus entendre le discours revendicatif qu’elle tient, ou qu’elle est supposée tenir, en termes de justice ou d’injustice sociale mais en termes de légitimité ou d’illégitimité. L’analyse se concentre sur deux films en particulier, Blacula réalisé par William Crain en 1972, et The Black Gestapo réalisé par Lee Frost en 1975.
The activist figure in two movies of the blaxploitation : incorportation of State normativity regime ?
The figure of the activist in Blaxploitation movies is presented as that of destructive monster symbolized a threat to the social order. Such representation frames the discourse of these activists not in terms of social justice of injustice but in terms of legitimity or illegitimity. The analyse focuses on two movies in particular : Blacula, directed by William Crain in 1972, and The Black Gestapo, directed by Lee Frost in 1975.
Mots clefs
Constantin APOVO
La figure du militant dans deux films de la Blaxploitation : une incorporation de régimes de normativité ?
Dans les lignes suivantes nous livrons une partie de notre recherche en cours [1], sur les films de Blaxploitation. nous avons supposé que ces films sont en réalité une façon pour les grands studios de contrecarrer le projet de Melvin Van Peebles qui dans son troisième long métrage, Sweet sweetback baadasssss song, conteste l’exclusivité et même le droit qu’auraient les grands studios à définir ce que peut être un Africain-Américain à l’écran, c’est-à-dire dans quelle attitude, dans quelles conditions de vie etc. il apparaît. Nous pensons que le développement de ce courant de films était pour les grands studios un moyen de réactiver, sous une forme plus subtile, les clichés racistes historiques que Van Peebles avait voulu faire disparaître dans son œuvre. Cela fonctionne un peu comme la force qui contrecarre le scandale, que constituerait l’œuvre de Van Peebles, telle que peut la définir René Girard [2]. Nous retrouvons à peu près la même idée dans les termes de Michel De Certeau [3]. Ainsi les images du militant que nous allons passer en revue vont tout à fait dans le sens d’une continuation subtile de la discrimination en entretenant l’image de l’africain-américain traitée sous le jour de la caricature. Une caricature qui peut être, comme nous allons le voir, assez violente
Blaxploitation et militant : une affinité élective ?
Le traitement de la figure du militant [4] est problématique dans certains films de la Blaxploitation, c’est-à-dire que cette figure est présentée comme nuisible, destructrice voire monstrueuse ; elle symbolise une menace à l’ordre social, ce qui permet de ne plus entendre le discours revendicatif qu’elle tient, ou qu’elle est supposée tenir, en termes de justice ou d’injustice sociale [5] mais en termes de légitimité ou d’illégitimité. La Blaxploitation est un mot-valise (fondé sur les termes black et exploitation) utilisé pour désigner les films orientés vers les « Noirs [6] » que les grands studios hollywoodiens commencent à produire, ou à distribuer, à partir du début des années 70 pour se renflouer. Le terme a été forgé par Junius Griffin, responsable de la N.A.A.C.P [7] pour la côte ouest, qui estimait que ceux qui faisaient ce genre de cinéma exploitaient des images dégradantes des « Noirs » pour faire leurs films. Toutefois, pour quelques chercheurs français et américains [8], le cinéma dit de Blaxploitation serait la continuité voire la continuation des mouvements de lutte pour l’obtention des droits civiques et du Black Power. Par exemple Anne Crémieux affirme :« Tous les éléments identifiés au succès de Sweet Sweetback’s Baadassss Song [9] seront repris dans les films de Blaxploitation : violence, sexe, héros noir viril, musique de la rue et message révolutionnaire. [10] ». Régis Dubois va, à peu près, dans le même sens :
« Le cinéma de blaxploitation participe ainsi de toute l’effervescence culturelle de cette époque, témoignant d’une formidable volonté de changement, d’une radicalité revendiquée, mais aussi d’une certaine confusion sur le plan politique […] Véritable exutoire spectatoriel, ces œuvres font indéniablement fonction de catharsis. En ce sens, elles marquent une certaine rupture avec les valeurs de la société blanche, à l’image du courant Black Power, concept affectif faisant diversement appel à une mystique relevant à la fois du nationalisme, du séparatisme et de la rhétorique révolutionnaire. […] Les blaxploitation movies, eux, célèbrent avec emphase la négritude et surtout dénoncent violemment un système en stigmatisant le racisme et les agissements de certains policiers blancs [11]. »
Ici la citation de Dubois semble un peu contradictoire dans la mesure où il parle de confusion sur le plan politique et affirme un peu plus loin que les films dénoncent un système en en stigmatisant le racisme, ce qui paraît être un objectif politique clairement défini. Cependant il faut reconnaître que Régis Dubois a raison de parler de confusion. Le fait de catégoriser automatiquement ces films comme étant une continuation voire un prolongement du mouvement de luttes pour l’obtention des droits civiques et du Black Power ne permet pas de comprendre que certaines de ces œuvres vont dans un sens tout à fait contraire. La figure du militant, si les films allaient dans le sens que ces auteurs supposent, ne devraient pas être négative et destructrice comme elle est montrée dans les deux films dont nous allons maintenant parler.
Blacula réalisé par William Crain en 1972 est un film dit de Blaxploitation. Le film commence par une scène au château Dracula en Transylvanie en 1780. Le prince africain Mamuwalde est venu voir le Comte Dracula pour qu’il le soutienne dans son combat pour mettre fin à l’esclavage. Seulement ce dernier ne comprend pas pourquoi il y aurait un problème avec l’esclavage et décide de punir Mamuwalde, pour son initiative, en le mordant, ce qui le transformera en vampire, et en l’enfermant dans un cercueil où il sera tiraillé par sa soif de sang pour l’éternité. Puis, après le générique de début, nous retrouvons la Transylvanie, un lettrage blanc précise : « de nos jours », c’est-à-dire en 1972. Deux antiquaires américains viennent d’acquérir le château de Dracula et trouvent le cercueil de Mamuwalde, qu’ils expédient à Los Angeles, avec d’autres objets. De retour à la cité des anges ils ouvrent le cercueil et libèrent Blacula, comme le Comte l’a nommé en le mordant, qui sème une flopée de cadavres dans les rues de Los Angeles. Une autre scène est intéressante à la 30ème minute. Le médecin légiste du commissariat vient dire au Lieutenant qu’il ne trouve pas les dossiers des deux premières victimes, le lieutenant lui demande s’il a quelque chose, puis, dit qu’il y a eu beaucoup d’activités des panthères noires ces derniers temps, comme pour sous-entendre que ce groupe pouvait être impliqué dans les morts mystérieuses. Ce à quoi le médecin répond en disant que les victimes sont deux antiquaires gays et une femme chauffeur de taxi, pour signifier qu’il ne voit pas le rapport avec les Black Panthers. Le lieutenant dit que tout peut arriver.
Un second film, The Black Gestapo réalisé par Lee Frost en 1975, donne également une image du militant assez surprenante. L’histoire est simple : le général Ahmed, leader de l’armée du peuple, un groupuscule qui s’occupe de nourrir les pauvres de Watts, avec l’argent que lui procure l’état californien à maille à partir avec les mafieux italiens qui rackettent la communauté noire. Le Capitaine Kojan, après que les mafieux ont attaqué trois de leurs hommes et violenté l’infirmière qui travaille dans leur dispensaire, lui demande l’autorisation de rassembler un petit groupe d’hommes chargé d’assurer leur sécurité. Ahmed répugne à la violence et hésite, Kojan lui dit qu’ils ont violenté sa petite amie qu’il doit nécessairement accepter. Le général finit par accepter de donner six hommes au capitaine. En réalité celui-ci à d’autres projets en tête, après avoir émasculé un des mafieux qui a finalement violé l’infirmière. Lui et son groupe chassent les mafieux et rackettent la communauté noire [12] à leur place. Tout cela pour s’offrir une villa où ils font la fête avec des femmes « blanches [13] ». Dans leur villa, une fois qu’ils sont maîtres de la ville, ils changent d’uniformes, pour passer de chemises beiges aux épaulettes rouges à des uniformes noirs, et continuent à entraîner des troupes pour attaquer la ville et se venger des Blancs, vengeance est d’ailleurs leur cri de ralliement. Quand le capitaine harangue ses troupes dans une tenue explicite on entend en fond le salut nazi : « sieg heil ! ».
Ces deux films présentent la figure du militant comme dangereuse, voire monstrueuse. Dans les deux cas, ils vampirisent au sens propre ou au sens figuré leur propre communauté. Donc le militant est l’ennemi du bon noir, c’est-à-dire celui qui ne milite pas et ne revendique rien. On peut d’ailleurs comprendre, en filigrane, dans le second film qu’il est normal que la mafia italienne ou italo-américaine rackette la communauté noire, mais quand les « Noirs » la supplante, leur attitude est comparée à celle des Nazis. Le seul but du militant est la violence gratuite qu’il fait déferler en laissant libre cours à sa rancune et à sa haine des « Blancs ». La figure du militant est la figure anti-sociale par excellence et même destructrice de l’ordre social.
Dans les deux films il est fait allusion au Black Panther Party plus ou moins directement, soit dans le dialogue dans Blacula, soit par la tenue des membres de l’armée du peuple dans The Black Gestapo qui évoque la fameuse Battle Suit [14]. Cette représentation du militant qui est plus ou moins directement associé au Black Panther, est assez proche de celle qui a cours dans la réalité, c’est-à-dire dans la société américaine des années 70, comme nous allons le voir.
Le militant africain-américain et la société américaine dans les années 70
Dans un article, Politique de la neurobiologie : le biologisme au service de l’état [15], la sociologue Hilary Rose et son époux neurobiologiste Steven font état d’opérations neurochirurgicales pratiquées en grande partie sur des populations ciblées, c’est-à-dire en priorité des africains-américains et des femmes, cela a pour but de traiter des troubles du comportement sans que l’on puisse toutefois établir une dysfonction organique du cerveau. Puis ils citent un échange de lettres entre le directeur des peines au ministère des Relations Humaines de Sacramento et le directeur des Hôpitaux et Cliniques du centre médical de l’université de Californie, datant de 1971. Ils décrivent le type de patient orienté prioritairement vers ces types d’opération, qui, rappelons-le si cela n’était pas explicite sont financées par des institutions : « Une lettre jointe décrit l’un des candidats possibles au traitement. Celui-ci a commis en prison des infractions telles que « le manque de respect à l’égard des officiels », « le refus du travail » et la « militance » ; on a dû le transférer dans un autre centre, « en raison de sa ‘sophistication’… il a été averti plusieurs fois… d’avoir à cesser sa pratique et ses leçons de karaté et de judo. On l’a transféré… pour militance accrue, pour son influence sur les autres détenus et sa haine ouverte de la société blanche… Il fut l’un des leaders de la grève des ateliers en avril 71… À peu près au même moment la prison fut envahie par une avalanche de littérature révolutionnaire » [16] »
Le type de patient prioritaire décrit correspond assez bien à ce que nous avons tenté de définir plus haut comme la figure du militant, à ceci près que Steven Rose relatent des faits réels et non de fiction.
La logique exposée ici par Steven Rose comprend une disqualification implicite de toute validité du discours tenu par un militant, si l’on considère ici, comme ont l’air de le faire les directeurs concernés, que l’attitude du prisonnier qualifié de militant renvoi à un discours ou un type de discours identifiable et identifié qui serait le symptôme d’une maladie nécessitant traitement ; l’essayiste Hans-Magnus Enzensberger nous permet d’en comprendre toutes les implications :
« De cette façon, le crime n’existe plus ; il n’y a plus de coupables, il n’y a que des patients […] Dans cette logique, des problèmes moraux ne sauraient surgir que du côté des thérapeutes, puisqu’ils disposent seuls de la compétence nécessaire. Tous les autres n’y sont pour rien et n’y peuvent rien, ils ne peuvent rien, surtout rien pour eux-mêmes, et n’existent donc plus en tant que personnes : ils n’existent plus que comme objets d’une prise en charge par la société [17]. »
Il n’y a pas nécessairement de lien entre le discours militant et un acte criminel. Cependant, le traitement proposé entend implicitement que le militant est tenu pour un individu dangereux pour lui-même et pour les autres. Il appartient donc à la société de le neutraliser. Le psychologue Kenneth. B Clark, dans les lignes suivantes, nous donne une idée de ce qui pourrait constituer le danger dans l’attitude du militant : « Le délinquant avéré, l’activiste de la rébellion, cherche son salut dans le défi, l’agressivité, mais cette solution aboutit aussi à l’autodestruction. [18] »
La question du défi lancé à l’ordre social est, ou peut être, ce qui rapproche la dynamique de contestation du militant et la dynamique du criminel, en tous cas c’est ce qui fait que les deux dynamiques sont confondues. Aux États-Unis dans les années 70 le traitement des groupes politiques à l’origine des tensions qui ont traversé la société, en ce qui concerne les africains-américains, a été peut-être plus violent que la répression à l’égard des criminels. Pourtant les tensions qui vont de la lutte pour l’obtention des droits civiques au Black Power n’ont rien à voir avec la criminalité. La politiste Nicole Bacharan décrit assez bien la façon dont ce qui était vécu comme une injustice a motivé des réactions, peut-être, hors-la-loi mais pas pour autant criminelles :
« Un à un des individus se levèrent parce qu’ils avaient trop supporté, parce que l’ordre établi n’était plus acceptable pour des citoyens libres. Ils entraînèrent à leur suite les révoltés de la ségrégation, les démunis de la prospérité. Comme un feu de forêt qui s’étend et dont on ne sait où se déclarera le prochain foyer, une véritable révolution allait traverser l’Amérique et affronter physiquement, face à face, le racisme et la ségrégation [19]. »
Il serait plus précis de dire que les tensions sociales nées des mouvements de revendication n’ont pas directement à voir avec la criminalité, elles peuvent, dans les effets des manifestations organisées pour exprimer ces revendications, déboucher sur une certaine criminalité, mais celle-ci n’est pas une intention de départ.
Nous pensons, par exemple, à la série d’émeutes qui enflammera les grandes villes américaines, à la fin des années 60, dont l’une des plus connues est celle de Watts, le 11 août 1965, à cause de ses 34 morts, 900 blessés, 4000 arrestations et 30 millions de dollars de dommages matériels [20]. Les conséquences de ces émeutes peuvent être et sont certainement comprises comme des actes criminels, ce qui motive sans aucun doute les arrestations. Le fait qui prouve que les deux dynamiques sont confondues, la revendication et la criminalité, est la répression violente qui s’applique aussi aux marches pacifiques, notamment celles dirigées par Martin Luther King et la SCLC [21], dont les images ont été largement diffusées et reprises dans de nombreux documentaires concernant le mouvement de luttes pour l’obtention des droits civiques.
Le militant africain-américain : un danger pour les institutions ?
Le fait de confondre la revendication et la criminalité permet alors d’évacuer la question que pose la revendication, celle de la justice sociale, pour définir ces manifestations en termes de légitimité ou illégitimité et ainsi déployer un appareil répressif encore plus important, et même impitoyable, à l’égard des groupes les plus radicaux. Ainsi, le journaliste Tom Van Eersel explique dans le détail l’appareil répressif mis en place par les autorités américaines :
« en août 1967, vingt-trois bureaux du FBI sont appelés à démarrer un nouveau programme, « fort et imaginatif », pour faire taire le Black Power. Le 4 mars 1968, ce COINTELPRO « Black Nationalist Hate Type Groups » est étendu aux quarante et un bureaux du FBI. Ses principales cibles sont la SCLC de Martin Luther King, qui ne prêche pourtant pas la haine, le SNCC, le Revolutionary Army Movement (RAM), basé à Philadelphie et la Nation of Islam. Il faut, selon les termes du FBI, « neutraliser les militants nationalistes et empêcher l’émergence d’un ‘messie noir’ qui électrifierait ces éléments violents » (cité dans un mémo du FBI datant de février 1968). Si toutes les organisations militantes ont été touchées par les opérations du COINTELPRO, le Black Panther Party est celle qui, avec le parti communiste, a été attaquée avec le plus d’acharnement [22]. »
L’éveil ou le réveil des « masses noires » est potentiellement dangereux pour les institutions, à commencer par la police, qui était jusqu’ici chargée de veiller à l’application des lois ségrégationnistes. J. Edgar Hoover, à l’époque directeur du F.B.I, avait déclaré le Black Panthers Party comme ennemi public numéro un. La réponse institutionnelle qui a été donnée fait comprendre la volonté très forte du gouvernement américain de préserver ses intérêts face à ce qu’il considère comme étant une menace.
Mais cette réponse violente est ciblée et peut être comprise par une large majorité d’américains, qui représentent certainement les intérêts les plus importants pour la collectivité :
« Alors que les standards de la société de masse du XXème siècle submergeaient l’Amérique traditionnelle, corrompant les vieilles valeurs (…) les Américains virent en Hoover un homme qui comprenait leurs problèmes et partageait leur colère, un défenseur puissant qui préserverait leur Amérique contre un monde de forces aliénées, d’étrangers et d’idées dangereuses [23]. »
Le jour sous lequel le militant, c’est-à-dire celui qui par sa revendication semble lancer un défi à l’ordre social, est perçu et la violence des réactions institutionnelles que son attitude provoque, et cela importe peu qu’il exprime son message sur un ton radical ou non, donnent à penser que nous sommes face à deux conceptions différentes de ce qui peut être entendu comme la liberté, ou en tout cas le droit d’exprimer un discours revendicatif. Michel Foucault, dans ses cours au Collège de France, donne une définition qui peut parfaitement s’adapter à ce contexte :
« deux conceptions absolument hétérogènes de la liberté, l’une conçue à partir des droits de l’homme et l’autre perçue à partir de l’indépendance des gouvernés. Le système des droits de l’homme et le système de l’indépendance des gouvernés sont deux systèmes qui, je ne dis pas : ne se pénètrent pas, mais ont une origine historique différente et comportent une hétérogénéité, un disparate qui est, je crois, essentiel. Le problème actuel de ce qu’on appelle les droits de l’homme, il suffirait de voir où, dans quel pays, comment, sous quelle forme ils sont revendiqués pour voir que, de temps en temps, il est question en effet de la question juridique des droits de l’homme, et dans l’autre cas il est question de cette autre chose qui est, par rapport à la gouvernementalité, l’affirmation ou la revendication de l’indépendance des gouvernés [24]. »
C’est-à-dire que les militants se servent d’une conception de la liberté pour exprimer leur discours tandis que les institutions se servent d’une autre conception pour organiser la répression.
La citation de Foucault suggère qu’il existe deux conceptions hétérogènes de la liberté. Il reste à savoir si ces conceptions donnent lieu à des régimes hétérogènes même si les deux sont, d’ assumés et définis par l’état (sans doute le régime sur lequel se fondent les manifestants pour exprimer leur différend avec le gouvernement n’est pas reconnu sur le territoire national, mais il nous semble que c’est un régime de ce type qui est invoqué pour justifier les interventions militaires extérieures visant à garantir « le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes »). Ces deux régimes coexistent-t-ils, se complètent-t-ils et s’exercent-t-ils simultanément, malgré leur hétérogénéité, ou, peut-être qu’en fonction de ses intérêts l’état ou plutôt le gouvernement favorise, le temps que les intérêts qu’il défend soient sauvegardés, l’expression d’une de ces conceptions par rapport à l’autre. Ces deux régimes, issus de ces deux conceptions, donnent-t-ils lieu à une partition des gouvernés contre le gouvernement ?
L’affrontement entre militants du mouvement de l’obtention des droits civiques, ceux du black power et les institutions donne à penser que nous sommes donc bien face à deux conceptions hétérogènes de la liberté convoquées simultanément dans une même société par deux parties distinctes, les gouvernés et le gouvernement ; ce qui fait que, momentanément, la partie la plus forte, celle qui dispose des moyens les plus importants pour imposer la conception qu’elle utilise, au moment de l’affrontement, comme légitime ; disqualifie une des deux conceptions qu’elle reconnaît pourtant, en tout cas théoriquement, dans un calcul d’intérêts politiques à plus ou moins court terme. Si nous entendons la justice sociale comme apparentée, ou associée au régime des droits de l’homme et la répression des revendications qui se veulent son expression comme le régime de la raison gouvernementale, il serait surprenant de constater qu’un des voies et moyens permettant la contestation, c’est-à-dire les films de la Blaxploitation du point de vue des auteurs que nous avons cités plus haut, reflète le régime de la raison gouvernementale plutôt que le régime des droits de l’homme.
Le film de Blaxploitation : un allié du militant ou des institutions ?
Le renvoi de la figure du militant dans la sphère de l’anormal, du chaotique voire du monstrueux semble se jouer presque à l’identique sur et en dehors de la toile. D’abord cette disqualification de la revendication politique par sa réduction à la violence pathologique uniquement curable sur un mode thérapeutique témoigne d’une volonté affirmée de faire valoir une définition de ce qu’est un combat politique juste et partant légitime, sur une autre. Ensuite le fait que la représentation du militant, tant à la ville qu’à l’écran, soit décrite à partir de la même polarité négative donne à penser que les produits de consommation culturelle ne sont pas exempts de traces des bouleversements sociaux ou des affrontements politiques qui se jouent ou se sont joués récemment dans la société contemporaine à leur création.
Ici le film apparaît, dans sa retranscription assez fidèle à la position officielle du gouvernement, c’est-à-dire sa représentation du militant comme une figure ayant une attitude contraire aux intérêts de la communauté, ou en tout cas de la part de la communauté pour laquelle le gouvernement se présente comme garant des intérêts, comme un objet culturel apparenté à une technologie sociale de maintien de l’ordre, au sens que donne Steven Rose à cette expression :
« Les paradigmes de recherche ne dictent pas seulement les opérations expérimentales – métabolites anormaux, centres particuliers du cerveau –, ils ont une signification idéologique qui détermine les directions de recherche et qui fournit une puissante justification scientifique à des intérêts sociaux précis. Les paradigmes ne fournissent pas seulement un soutien idéologique à l’ordre social existant (c’est la faute de votre cerveau si vous êtes dissident), ils aident aussi à le maintenir en fournissant un ensemble de technologies sociales [25]. »
Dans les deux exemples que nous avons choisis non seulement nous comprenons, de manière plus ou moins directe, les tensions qui ont menées à l’élaboration ou plutôt la représentation d’une représentation déjà bien ancrée dans des discours scientifiques qui ont traversés la société, mais nous comprenons également, mieux nous assistons à leur mise en scène, les logiques d’affrontements à travers des registres hétérogènes de normativité quant à la définition de ce qu’est la liberté. Ces registres sont mobilisés et incarnés par des corps institutionnels qui cherchent à faire « rentrer » dans le crâne des militants, au sens propre et au sens figuré et par divers moyens, que c’est le registre qu’ils ont mobilisé qui est valable et non, l’autre dont les militants se servent. L’argument de la violence anormale que l’on ne peut traiter que sur le plan thérapeutique devient la façon dont on peut disqualifier ceux qui portent un registre hétérogène de normativité, sans disqualifier le registre lui-même, puisqu’il est déjà, théoriquement, connu et même reconnu comme légitime et pourra être utilisé par les mêmes corps institutionnels, au détriment ou en complément de celui que l’on sollicite à l’instant présent, si le calcul des intérêts change. La justification scientifique d’une politique de disqualification du gouvernement à l’endroit de certains gouvernés semble se prolonger, ou en tout cas trouver un écho, dans une production culturelle, dont la visée première est généralement admise comme étant le divertissement. Le danger à classer d’emblée les films de Blaxploitation dans la rubrique des films militants et revendicatifs est de faire oublier que ces films peuvent aussi servir des politiques institutionnelles et défendre l’ordre établi [26].
Les films de Blaxploitation peuvent, peut-être, refléter l’affrontement entre deux communautés différentes telles que les « Blancs » et les « Noirs », mais il ne semble pas qu’on puisse, d’après notre analyse, les cantonner à cela. Il y a bien une trace d’affrontement mais cet affrontement est fonction des intérêts politico-économiques distincts. Weber, dans Économie et Société, n’évoque que l’horreur sexuel qu’inspire, dans les états du sud des États-Unis, l’idée de tout rapport avec un « Noir » qu’il met directement en relation avec la fin de l’esclavage [27]. Nous croyons que Weber veut dire que, théoriquement, il n’y a plus de domaines interdits aux Africains-Américains et que, de fait, de nouvelles interdictions symboliques se mettent en place ou se raffermissent. Outre la rivalité sexuelle il y a la rivalité économique nouvelle que représente la main d’œuvre « noire » libérée de la servitude. Si maintenant il faut traiter à égalité les travailleurs « Noirs » et les « Blancs », et donner aux « Noirs » le pouvoir politique qu’ils réclament par le biais du Black Power ou d’autres mouvances il s’agit encore d’intérêts économiques et politiques divergents. Certes la dimension « raciale [28] » est à prendre en considération mais il ne faut pas qu’elle cache toutes les autres dimensions dont recèlent l’affrontement entre « militants » et institutions. Une des preuves en est que le premier film que nous avons cité en exemple, Blacula, est un film produit par les grands studios et réalisé par un africain-américain ; et l’autre, The Black Gestapo, est un film produit en indépendant réalisé par un « Blanc » américain. Si dans notre exemple les deux circuits, les grands studios et les indépendants, semblent aller dans le même sens, cela n’a pas toujours été le cas. Nous pouvons aussi signaler le fait que même les grands studios, que l’on pourrait facilement tenir pour les garants d’une politique institutionnelle ou en tout cas allant formellement dans un sens politique favorable aux institutions en place, peuvent sortir un film qui va à l’encontre du régime de la raison gouvernementale ; nous pensons à The Spook who sat by the door, réalisé par Ivan Dixon en 1973 distribué par United Artists. Le conflit économique prime sur le conflit racial ou peut-être que le conflit racial prime sur le conflit économique, le fait qui est certain c’est qu’ils sont généralement entremêlés.
La Blaxploitation : un genre cinématographique ?
Pour conclure nous dirons qu’évidemment deux films ne peuvent résumer l’ensemble du genre, le caractère hétéroclite de ce dernier donne d’ailleurs à penser que le terme de genre n’est peut-être pas celui à solliciter. La définition de genre d’Esquénazi est la suivante :
« Un style est un ensemble de procédures discursives admises par les professionnels (en d’autres termes des contraintes acceptées) pour élaborer et fabriquer des films de façon cohérente. Le genre, quant à lui, est une procédure de communication entre Hollywood et son public, permettant à ce dernier d’associer un film à d’autres films à travers un univers de référence. Et nous verrons que la relation entre style et genre s’établit comme la relation d’une trame virtuelle à l’une de ses actualisations [29]. »
Par la suite Esquénazi explique qu’il y a un certain nombre d’éléments qui permettent de définir un univers de référence, ainsi a-t-on les films de gangsters, les comédies, les comédies romantiques etc. Or, dans les films de Blaxploitation [30], on ne peut pas définir d’élément qui fasse référence à un univers de référence. Il y a des comédies, des polars, des films fantastiques, des comédies romantiques, des films de gangsters etc., parler de genre ici paraît inopérant. De même que l’on trouve une grande majorité de films qui vont dans un sens de « régime de raison gouvernementale », l’on trouve également quelques films qui vont dans un sens de « régime des droits de l’homme ». Le courant [31] n’est donc pas un courant militant puisqu’il est pluriel, à supposer que des revendications qualifiées de « militantes » ne soient pas elles aussi plurielles, même si elles sont exprimées au sein d’un même mouvement.
D’après le critique de cinéma Guido Aristarco, qui reprenait une expression d’Adorno, le film est un loup déguisé en agneau. C’est-à-dire que la visée du divertissement n’est pas innocente. Il ne faut cependant pas tomber dans l’excès inverse, c’est-à-dire la visée politique automatique supposée. Elle peut se révéler, comme nous l’avons vu, tout aussi trompeuse dans la mesure où plusieurs enjeux de pouvoirs peuvent traverser une œuvre de fiction telle que le film. Il nous semble que l’analyse de son contenu mis en lumière par le contexte de sa production peut nous donner une clé pertinente pour mettre en lumière ces enjeux et tenter de les comprendre.
NOTES
[1] Un travail de thèse qui n’a pas encore été soutenu
[2] Girard René, La voix méconnue du réel Une théorie des mythes archaïques et modernes, (Grasset 2002) Le livre de poche 2010 p 188 : « Quand les scandales commencent à se produire, ils ne peuvent manquer, de par leur caractère contagieux, de proliférer à l’infini. Le désordre devient si envahissant qu’il devrait aboutir, semble-t-il, à une désintégration de la société. Or celle-ci résiste la plupart du temps. Il faut donc supposer l’existence d’une seconde force qui contrecarre la première : si elle n’est pas assez décisive pour empêcher, comme il le faudrait, les scandales, en revanche, elle est assez puissante pour limiter leurs effets et les contenir. »
[3] De Certeau Michel, La culture au pluriel, Editions du Seuil 1993 p 190 : « Dans les sociétés dites développées, on n’attend pas que le conflit apparaisse. On le prévient. Chaque réaction culturelle susceptible de provoquer un déplacement des positions acquises semble produire son contrepoison. »
[4] Nous entendons ici par figure du militant, la figuration cinématographique d’une personne qui s’engage pour une cause politique. La définition est certes vague, mais ici cela concerne plus particulièrement les militants africains-américains dénommés nationalistes noirs. Nous pensons, entre autres, aux membres du Black Panther Party for self defense, aux militants de New Africa ou d’autres organisations africaines-américaines connues pour leur position politique plus ou moins radicale dans les années 70.
[5] Ici nous parlons de justice et/ou d’injustice sociale en nous basant sur les revendications les plus connues des différentes composantes du mouvement pour l’obtention des droits civiques, c’est-à-dire des droits civiques identiques pour les « Noirs » et les « Blancs » ce qui nous semble relever de la justice sociale ; ce que nous entendons ici comme une égalité de traitement.
[6] Les guillemets signifient que le mot « noir » ne correspond pas forcément à la réalité des africains-américains dans la mesure où il la simplifie à l’excès.
[7] National Association for the Advancement of Colored People.
[8] Nous pensons notamment à Stephane Dunn.
[9] Le troisième long métrage du réalisateur Melvin Van Peebles, à la suite duquel va se développer le cinéma dit de Blaxploitation.
[10] Crémieux Anne, 2005, Les cinéastes noirs américains et le rêve hollywoodien Paris, L’Harmattan, p.38.
[11] Dubois Régis, 2005, Le cinéma des noirs américains entre intégration et contestation, Paris, cerf-corlet, pp.134-135.
[12] Le terme de communauté est ici à entendre dans son acception anglophone dans laquelle il suppose l’idée de regroupement sur une base ethnique.
[13] Les guillemets se justifient parce que les « hyphenated identities » ou les identités à trait d’union rendent très difficile l’usage du mot Blanche ou Blanc puisqu’il y a des italien(ne)s-américain(e)s, irlandai(se)s-américain(e)s, hongroi(se)s-américain(e)s etc. même si dans ce film la femme « blanche » n’est importante que parce qu’elle est perçue comme telle.
[14] Le costume des membres du Black Panther Party for Self Defense, constitué d’un béret, d’un pantalon, d’une veste en cuir et de chaussures noirs.
[15] Rose Hilary et Steven et al., 1977, L’idéologie de/dans la science, Paris, Seuil.
[16] Ibid.
[17] Enzensberger Hans Magnus, 1995, Vues sur la guerre civile, Paris, Gallimard, p. 100.
[18] Clark Kenneth Bancroft, 1969, Ghetto Noir, Paris, Petite Bibliothèque Payot, p. 41.
[19] Bacharan Nicole, 1994, Histoire des Noirs Américains au XXème siècle, Paris, Éditions Complexe, p. 99.
[20] Ibid., p.185.
[21] Southern Christian Leadership Conference.
[22] Van Eersel Tom, 2006, Panthères Noires, Histoire du Black Panther Party, L’échappée, Paris, p.92.
[23] Van Eersel Tom, op. cit. p 94.
[24] Foucault Michel, 2004, Naissance de la biopolitique, Cours au Collège de France. 1978-1979, Paris, Seuil Gallimard, p.43.
[25] Rose Hilary et Steven et al., op. cit.
[26] Ici nous supposons que les grands studios hollywoodiens fonctionnent plus ou moins comme un relais officiel de la politique du gouvernement américain, comme peut le suggérer l’introduction du livre d’Anne-Marie Bidaud, Hollywood et le Rêve américain, Cinéma et idéologie aux États-Unis, Masson 1994
[27] Weber Max, 1995(1971), Économie et Société/2. L’organisation et les puissances de la société dans leur rapport avec l’économie, Plon, Paris, p.125 : « Indépendamment de l’interdiction pure et simple des mariages interraciaux dans les États du Sud, l’horreur de tout rapport sexuel entre les deux races, qui s’est aussi récemment imposée aux Noirs, n’est que le produit des prétentions de ceux-ci, nées de l’émancipation des esclaves, à être traités comme des citoyens égaux en droits. ».
[28] Le mot est ici utilisé dans l’acception universitaire anglophone qui ne l’a pas encore complètement frappé de caducité.
[29] Esquénazi Jean-Pierre, 2001, Hitchcock et l’aventure de Vertigo, l’invention à Hollywood, Paris, CNRS Éditions p.35.
[30] Pour l’instant, pour le travail de recherche que nous entreprenons et qui dépasse le cadre de cet article, nous en avons vu environ 200.
[31] Nous pensons que l’expression de courant est peut-être plus adaptée que celui de genre, ce terme renvoyant à l’idée de vogue, de mode, donc d’un ou plusieurs topiques qui font l’actualité à une période donnée.